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Lifestyle - Photo-roman

Ta grand-mère, ce paradis perdu

La mémoire qui flanche, un départ vers une maison de retraite loin de Beyrouth, puis maintenant la menace de la pandémie : l’histoire d’une vieille dame vulnérable qui traverse toutes ces batailles.

Photo Mona KHAOULI

Un soir, il y a quelques années de cela, le portable de ta maman avait sonné vers minuit. Au bout du fil, la voix inquiète et inquiétante du concierge de l’immeuble où habitait ta grand-mère. « Settna, je suis désolé de vous déranger à cette heure-ci, mais, comment dire… Je viens de découvrir Madame en chemise de nuit, déboussolée et tapant de toutes ses forces sur le rideau de fer du légumier fermé. J’ai eu beau lui répéter qu’il était tard, qu’il fallait revenir demain matin, elle ne voulait rien entendre. Elle m’a dit qu’elle avait la famille à dîner, qu’elle avait urgemment besoin de persil pour le taboulé. » À peine le temps d’enfiler un jeans, ta maman avait accouru chez sa maman. Une fois au pied de l’immeuble, « ne t’en fais pas, c’est moi, ta fille, je suis là, tout va bien. » Elle l’avait enveloppée dans son cardigan en laine, petit oisillon tombé de son nid, puis l’avait raccompagnée chez elle, cet appartement hors du temps, où l’attendait le chat qu’elle avait eu du mal à reconnaître.


Danielle Steel et Barbara Cartland

Elle lui avait longtemps massé le dos et les mains, les os qui craquaient comme des feuilles mortes sous ses doigts, « reviens-moi, je t’en prie » elle s’empêchait de hurler, puis l’avait aidée à retirer sa chemise de nuit. Et tandis que l’eau du bain coulait, devant ce corps méconnaissable dont elle avait longtemps refusé de constater les ruines, tout revenait à ta maman. Une gifle. Le souvenir de cette femme forte à la voix rocailleuse, qui aimait ses Winston et conduire trop vite sa Fiat 124 Spider, dont elle n’aurait jamais soupçonné qu’elle deviendrait un jour si faible, si amoindrie.

Où sont passés les talons aiguilles, les inouïes robes Courrèges aux Caves des Roys, Opium d’Yves Saint-Laurent, le cheveu lustré chez Naïm, les voyages en Concorde, les nuits d’été à Bhamdoun et la peau tannée au soleil du Saint Simon ? La jeunesse de ta maman qui fout l’camp, comme dans cette chanson de Françoise Hardy. Maintenant que son corps lui désobéissait, que sa tête n'en faisait plus qu’à sa tête, il vous avait fallu mettre ta grand-mère en maison de retraite. Elle s’était laissée faire. « Au moins, elle sera en sécurité », on se console comme l’on peut.

Vous aviez vendu l’appartement, hérité du vieux chat, donné les meubles, son lit, le téléviseur antédiluvien, Dallas, Dynasty, Des Chiffres et des Lettres, les centaines de flacons qu’elle refusait de jeter, les marmites et les serviettes élimées. Elle avait tenu à garder ses livres préférés, Danielle Steel et Barbara Cartland, des albums jaunis, un pendentif qui renferme des photos d’elle et de sa sœur, la bague d’une noce d’antan, des lettres restées secrètes, des coupures de journaux et la clef de son appartement, même si, au fond, elle savait pertinemment bien qu’elle n’y reviendra plus jamais. Dans cette maison de retraite loin de Beyrouth qu’elle affectionnait tant, entre son coiffeur, sa pharmacie, son légumier et ses parties de cartes, une nouvelle routine s’était installée pour elle, un peu à l’image de sa chambre : étriquée mais parfaitement réglée.


« Ne t’en va pas… »

Lorsque tu allais lui rendre visite, et qu’elle se surprenait à chaque fois de te voir, « ah, c’est déjà dimanche ! », après avoir mis quelques minutes à se rappeler ton prénom, « attends, laisse-moi deviner, je sais que ça commence par un L. », et que ça te déchirait le cœur, elle te racontait le lent ronronnement de ses journées. Les marches dans le jardin, les séances avec l’orthophoniste, le déjeuner à midi pile et le goûter à 16h; la vieille d’à côté qui, selon elle, essayait de lui voler les fruits confis que tu lui ramenais, la « méchante infirmière qui nous empoisonne ! Je te jure », les cours de Scrabble et la chorale qui venait aux fêtes. Et puis l’attente, l’attente d’un corps qui ne répond plus, d’un mot oublié, d’un souvenir égaré, de ton grand-père décédé et autant de choses qui ne (re)viendront pas. À chaque fois, immanquablement, quand tu partais, en regardant ses quatre-vingt-dix ans accoudés à la fenêtre, et le fond de son regard qui disait « ne t’en va pas », tu chialais à t’exploser les poumons.

Après, il y a eu la pandémie à laquelle ta grand-mère ne comprenait pas grand-chose, et avec, l’interdiction d’aller la voir. Maintenant qu’elle a tout perdu, comment se débrouillera-t-elle pour gagner cette guerre ?, tu t’es demandé. Reste que de semaine en semaine, même les coups de fils devenaient une bataille contre cette ouïe fatiguée, qui creusait un gouffre entre vous. Sa voix qui, chaque jour, prenait un coup de plus, perdait un mot, une intonation, et la tienne, étranglée, qu’elle ne reconnaissait même plus à la fin. Puis, le grand et définitif silence.

Hier, ta grand-mère est morte. Tu l’as appris par téléphone. C’est un aide-soignant désolé et un peu excédé qui t’en a informé, et tu n’as pas eu le droit d’aller la voir une dernière fois, ou même chercher au creux de ses draps, au fond d’un tiroir, le souvenir de son odeur qu’elle aurait laissée derrière. Hier soir, tu as perdu ce sésame pour ton enfance, le taboulé et les maamouls, cette enveloppe qu’elle te glissait à tout va, les berceuses pour t’endormir, le doux ronflement de sa balancelle à Bhamdoun et Opium d’Yves Saint-Laurent. Hier soir, on t’a arraché le mot téta, alors que les dirigeants du monde entier ne pensent déjà qu’à une seule chose : regagner, coûte que coûte, ce qui a été perdu. Dans la nuit de jeudi, Christophe est mort aussi. Et en réécoutant ses chansons, tu comprends tout d’un coup ce que ta grand-mère sera désormais pour toi : un paradis perdu.


Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...


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Un soir, il y a quelques années de cela, le portable de ta maman avait sonné vers minuit. Au bout du fil, la voix inquiète et inquiétante du concierge de l’immeuble où habitait ta grand-mère. « Settna, je suis désolé de vous déranger à cette heure-ci, mais, comment dire… Je viens de découvrir Madame en chemise de nuit, déboussolée et tapant de toutes ses forces sur le...

commentaires (4)

Tres beau et très émouvant!

Michele Aoun

22 h 40, le 20 avril 2020

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • Tres beau et très émouvant!

    Michele Aoun

    22 h 40, le 20 avril 2020

  • MEME QUAND JE M,ENNUI JE NE LIS PAS...

    LA LIBRE EXPRESSION

    12 h 09, le 20 avril 2020

  • Non mais franchement Mr. Khoury vous n'avez pas honte de nous fou...le bourdon un lundi matin avec un texte pareil ...nos chagrins et nos peines nous suffisent en ce moment ...merci quand meme .....

    Houri Ziad

    11 h 05, le 20 avril 2020

  • C est toujours un régal de lire les textes de Gilles Khoury; un condensé d’émotions de délicatesses et d’intelligence...en attendant le prochain !!!

    Jean-Pierre Megarbané

    08 h 14, le 20 avril 2020

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