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Lifestyle - Photo-roman

Non, ce n’est pas une grippe comme une autre

Récit des premiers jours de confinement à Beyrouth...

Photo Sarah Huneidi

Au bout de dix jours, je peux le dire sans l’ombre d’un doute : je suis loin d’être un confiné exemplaire. Dix jours que je suis claquemuré chez moi, et pas un cours (de yoga) en ligne, pas une méditation collective sur FaceTime. Pas un dîner sur Zoom ou une cuite sur House Party. Je n’ai pas réussi non plus à m’échapper dans un livre, une musique, un film, une série niaise, ou encore moins à me prélasser devant la version virtuelle du Lac des Cygnes que propose l’Opéra de Paris sur son site Internet. Et si je mange comme jamais auparavant, n’importe quoi à n'importe quelle heure, je ne me suis pas pour autant mis à la cuisine végan, contrairement à un grand nombre de mes amis dont je prends des nouvelles via Instagram. Du bout des doigts désinfectés, je fais défiler l’un après l’autre leurs isolements numérisés. Certains ont fui vers la mer, à la campagne, loin des villes, dans des maisons qui doivent être surprises d’être ainsi brusquement réveillées, avant l’heure des vacances.



« C’était une autre vie »
La plupart de mes connaissances virtuelles, visiblement prises de quelque élan philosophique ou spirituel, invitent à contempler la pandémie du Covid-19 comme l’accouchement d’un nouveau et sans doute meilleur monde. « La nature prend une pause », « la planète respire enfin », je lis partout. Je n’arrive pas à y adhérer. Cette romantisation d’un désastre, ce fantasme de « à quelque chose, malheur est bon », me retourne l’estomac. Tous les matins, j’ouvre puis je referme, avant même de l’avoir consultée, la page Internet qui recense les victimes et les morts sur la carte du monde. J’ai peur par tous mes pores, et cela fait tout drôle, en sachant que je commençais ma chronique de la semaine dernière par « Je n’ai pas peur du Covid-19 ». Aux premiers balbutiements de ce printemps confiné, si beau mais si interdit printemps, la nostalgie de ce qui ne sera plus me prend déjà les tripes.

Il y a deux semaines à peine, je menais encore une vie normale, si toutefois on peut appeler ça normalité. Au moins, il restait les épaules de mes amis sur lesquelles je pouvais poser ma fatigue, il y avait la chaleur magique d’un téléphone qui sonne et qui vous entraîne, « viens à la maison, allons prendre un verre, allons marcher à la Corniche, sortons de Beyrouth, ça nous fera du bien ». Tout cela me paraît déjà si loin, imprécis, précieux. « C’était une autre vie », m’écrit R. Tout cela me manque terriblement.

J’appelle ma grand-mère par vidéo. Son chignon, son emblème de toujours, est légèrement défait comme sa mine. Je l’ai rarement vue comme ça, peut-être quand il lui arrivait de tomber malade. Cette fois-ci, la prévention contre le virus est à elle seule un handicap. J’ignore quand j’aurai le droit de la revoir. Pour la protéger, je dois rester à distance. Un nœud vient m’étrangler la gorge. Je demande à Sylvie, l'assistante à la personne, de bien s’occuper d’elle : « N’oublie pas le gel, l’alcool, les vitamines. Et pas d’Advil ! ». Si en principe ma grand-mère est à l’abri de ce « sale virus » comme elle l’appelle, je crains les plaies que lui laissera cette solitude imposée. « Tiens bon, Téta, ça va passer », je lui assure, alors que je m’écroule sur mon canapé à toute heure de la journée. Puis, subitement réveillé par les notifications qui se font du coude sur mon écran, je me mets à frénétiquement faire le tour des médias en ligne. Je retourne chaque information, chaque donnée, chaque article, dans tous les sens. Ma mémoire est un courant d’air de chiffres, de pays, de villes, de mots et de morts, mais j’oublie tout. Le virus nous file d’entre les mains.



Le miracle libanais
Je tente un article de Libé dont le journaliste écrit que le Corona « joue aux quilles avec les petits et les grands de ce monde », que désormais, on est tous logés à la même enseigne. Sauf qu’à travers ma fenêtre où j’ose à peine m’aventurer, tout ce que je vois, ce sont les inégalités qui gisent au cœur d’un Beyrouth médusé. Je vois des chauffeurs de taxi et des livreurs qui n’ont pas le privilège de transformer cette quarantaine en un spa à domicile. Des petites entreprises qui, dans la plus grande dignité, mettent tour à tour la clef sous le paillasson. Et ce marchand ambulant de Basta qu’un gendarme a intimé de rentrer chez lui. Il se débrouille comment, lui, pour boucler ses fins de mois, pour rester chez lui sans crever de faim, pour sortir sans crever du virus, pendant que « la planète se repose » et que le gouvernement fait de même, qu’il s’en lave les mains, à part quand il s’agit de réfléchir à une loi relative à quelque haircut ou de fixer l’essence au prix fort ?

J’étouffe, d’autant plus que j’ai l’impression de retomber en enfance à chaque fois que je dois justifier la moindre de mes sorties à ma mère. Il est 20h, je me décide à aller sur la terrasse, après avoir chanté deux fois le refrain de Happy Birthday en me savonnant les mains comme un hystérique. J’entends des applaudissements qui rebondissent de balcon en balcon. « C’est un hommage au corps médical », me dit l’un des groupes WhatsApp. Je pense à ces héros en blouse blanche qui joignent le jour et la nuit, qui s’éreintent à protéger ceux dont on doit désormais se protéger. Respect. Je pense à celui ou celle qui invente quotidiennement toutes ces géniales blagues que je reçois à propos du confinement. Ils éclairent nos vies. Je pense au courage des Libanais qui ont pris conscience du danger et se sont confinés chez eux, avec l’infinie résilience qui est la leur, alors que le reste du monde en était encore à rouspéter, « ça va, pas besoin d’en faire autant, ce n’est qu’une grippe comme une autre. » Et soudainement, mon cœur sourit. Car je sais que c’est grâce à eux, et seulement eux, qu’on s’en sortira…


Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...


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