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Lifestyle - Photo-roman

« Reste loin de moi, la jeunesse est devenue notre ennemie ! »

Prendre de l’âge, se battre avec son corps qui fait défaut et dompter sa peur à l’heure du Corona...

Photo G.K.

Je n’ai pas peur du Covid-19. S’il faut se fier à ce que ce chercheur de l’Université Johns Hopkins annonçait en fin de semaine dernière, plus de la moitié de la population mondiale contractera le virus à terme. J’en ferai sans doute partie, qui sait ? Je prends donc les précautions qu’il faut et je m’y fais. Après tout, j’ai trente ans, je sais qu’au pire, j’attraperai une grosse grippe et je m’en sortirai. Mais hier, H., soixante ans, m’a envoyé un message pour annuler le dîner que nous avions prévu. « Reste loin de moi, la jeunesse est devenue notre ennemie! » m’a-t-elle écrit, mi-figue, mi-raisin. Alors en fin d’après-midi, je me suis enfin résolu à faire le tour des pharmacies du quartier pour m’approvisionner en gants, alcool et autres gels désinfectants. Apocalyptique Beyrouth, qui me révélait ses bruits d’une poésie oubliée, la respiration du vent, l’appel d’un oiseau, l’écho lointain d’un téléviseur, et une lenteur comme j’en avais peu vu dans cette ville folle. Pas âme qui vive, maintenant que tout le monde a fini de se jeter sur les rayons des supermarchés, à part cet homme d’un âge avancé que je croisais à la porte de la pharmacie, le dos courbé sous le poids de ses quatre-vingts ans passés…



Cette ligne invisible
Je vous ai regardé, monsieur, et le sourire que vous m’avez tendu, et même si j’ai été pris d’un élan d’aller vers vous, vous aider à traverser la rue, j’ai préféré me tenir à distance. Je vous ai regardé, et j’ai pensé à mon grand-père que je ne pourrai pas fêter pour ses 97 ans, ma grand-mère à laquelle je ne rendrai pas visite. Je vous ai regardé, monsieur, et sous mes yeux cette ligne invisible qui venait se tracer entre vous et moi. Désormais, je représente un potentiel danger pour vous. Planqué dans mon coin, je vous ai observé tracer, l’un après l’autre, vos petits pas prudents sur cette face glissante du monde qui ne cesse de déverser son lot de guerres pour lesquelles vous ne vous êtes pas apprêté, monsieur. Un gouvernement totalement absent et inconscient, vos enfants installés à l’étranger et qui ne pourront pas revenir de sitôt, vous êtes livré à vous-même. Alors que vous disparaissiez de mon champ de vision, je vous ai imaginé rentrant chez vous, dans le hall de l’immeuble éviter la voisine qui débarque d’Angleterre et que l’on aura vaguement examinée à l’aéroport. Une fois dans votre appartement qui ne cesse de se replier sur son passé, vous avez dû enfiler votre robe de chambre façon prince-de-galles, vos pantoufles du même motif, mettre à manger au chat, votre compagnon de toujours, puis vous calfeutrer dans le cuir élimé de votre canapé préféré. Le chat à vos pieds, vous avez probablement hésité à mettre le téléviseur en marche, vous qui êtes saturé de mauvaises nouvelles, la situation du pays, les banques qui vous donnent au compte-gouttes votre maigre retraite, vos médicaments qui se font de plus en plus rares, et à présent le spectre d’une pandémie qui se déploie à travers le pays. Mais vous finirez par succomber au journal qui vous lorgne sur la table de chevet, puis à l’écran de la télé qui se met à vomir ces nouvelles d’un monde auquel vous avez renoncé.



Vous avez peur
Écœuré et déboussolé, vous couperez le sifflet à votre téléviseur antédiluvien. Une grille de mots fléchés, maintenant que même le café en dessous a fermé ses portes, et vos parties de trictrac qui sont annulées jusqu’à nouvel ordre, un ragoût sans goût que vous mangerez du bout des lèvres, les pilules pour la tension que vous avalez difficilement, puis par la fenêtre votre regard qui s’égare. Maintenant quoi ? Je suppose que vous guettez l’heure et l’écran de votre portable dont vous ne comprenez toujours rien, jusqu’à ce qu’il soit l’heure d’arracher une brève conversation aux vies empressées de vos enfants sur la côte ouest américaine. Entre-temps, vous tentez un bain. Devant votre miroir, sous l’ampoule néon de votre salle de bains, je vous imagine encore retirer votre robe de chambre, et cette fois scruter autrement ce corps qui vous fait défaut. Votre poitrine affaissée, la cicatrice de votre opération à cœur ouvert qui s’étend le long de votre torse, et ces bras marbrés de veines qui, naguère, pouvaient porter le poids du monde. Vous passez un peigne à travers votre chevelure de soie, un rasoir sur vos joues ravinées, quelques gouttes de Bien-être derrière l’oreille. Pour un moment, vous retrouvez dans ce miroir votre beauté d’antan. Et vous avez beau vous convaincre, « j’ai vécu des guerres, des pénuries, des pertes, je ne vais quand même pas craindre un foutu virus ! », mais quelque chose dans votre thorax palpite, votre âge qui vous rattrape, et vous avez peur de ce foutu virus. Vous crevez de peur, monsieur, et rien que pour vous, moi le danger potentiel, je ne sortirai plus de chez moi…


Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...


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Je n’ai pas peur du Covid-19. S’il faut se fier à ce que ce chercheur de l’Université Johns Hopkins annonçait en fin de semaine dernière, plus de la moitié de la population mondiale contractera le virus à terme. J’en ferai sans doute partie, qui sait ? Je prends donc les précautions qu’il faut et je m’y fais. Après tout, j’ai trente ans, je sais qu’au pire, j’attraperai...

commentaires (3)

Situation tout à fait réaliste. Malheureusement les jeunes ne sont pas conscients qu'ils sont le vecteur d'une maladie à risque morbide pour leur ainées. Ils prennent peu de précautions, se permettent de ne pas respecter les consignes d'hygiène, en rigolent . C'est affreux par les temps qui courent.

Stephane W.

14 h 06, le 16 mars 2020

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Commentaires (3)

  • Situation tout à fait réaliste. Malheureusement les jeunes ne sont pas conscients qu'ils sont le vecteur d'une maladie à risque morbide pour leur ainées. Ils prennent peu de précautions, se permettent de ne pas respecter les consignes d'hygiène, en rigolent . C'est affreux par les temps qui courent.

    Stephane W.

    14 h 06, le 16 mars 2020

  • LE VIRUS FRAPPE SANS DISTINCTION D,AGE.

    LA LIBRE EXPRESSION

    11 h 59, le 16 mars 2020

  • Bouleversant...

    Otayek Nada

    02 h 23, le 16 mars 2020

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