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Lifestyle - Photo-roman

« 36,5. Vous pouvez entrer »

Une visite improvisée dans un supermarché de Beyrouth qui, en ces temps absurdes et incertains, ressemble étrangement à une scène de science-fiction...

Photo G.K.

Plus de deux semaines que j’évitais soigneusement le supermarché. Je n’ai pas de provisions, encore moins de réserve de papiers toilette ou ce genre de dépôts pleins à craquer que certains Américains alarmistes et shootés aux théories du complot ont l’habitude d’aménager dans leurs sous-sols, en prévision d’une supposée fin du monde. Mais ce matin, j’ai décidé d’aller remplir un caddy au supermarché du quartier. Acheter quoi, stocker quoi, maintenant que tout me semble à la fois urgent et inutile ? Je n’en avais pas la moindre idée. Alors je suis parti sans liste aucune, avec rien que mon masque et mes gants en latex, les précieuses et dérisoires armes que l’on possède désormais dans cette guerre invisible et sournoise. J’ai marché dans le vent tout d’un coup plus croustillant, sous le ciel d’un bleu parfait, au cœur de ce silence trouble et troublant, qui dans les films d’horreur ne présage généralement rien de bon. Et je me suis arrêté, yeux dans les yeux, devant ces mannequins figés dans leurs tenues d’hiver, comme nous, arrêtés dans leurs vies d’avant. C’est à ça que ressemble en fait un monde qui chavire et s’effondre ?


Notre mine d’or à nous
De loin, j’ai vu la longue queue qui s’était déjà formée aux portes du supermarché. Les gens attendaient leur tour sans ciller, gantés et masqués, respectant les distances de sécurité, se retenant même d’échanger quelques mots. Rien à voir avec les légendaires files en pagaille des Libanais dans les aéroports, les banques et les supermarchés le week-end. Résilience m’est venu à l’esprit, ce mot qui nous colle à la peau depuis une éternité, et maintenant plus que jamais. Ce mot que je déteste autant qu’il continue de m’émouvoir.

Un gardien réglementait nos entrées, « un à un, s’il vous plaît, madame ». Un autre, posté à l’intérieur, me braque un thermomètre frontal dans les yeux. Tout le monde autour retient son souffle, je le sais. « 36,5. Vous pouvez entrer. » Je ris un peu sous mon masque, un rire nerveux, tant la scène ressemblait étrangement aux films paranos des années 70, qui prophétisaient les pires avenirs, avant que ceux-ci ne deviennent la triste réalité des enfants d’aujourd’hui. Puisque je n’ai rien prévu en termes de courses, je commence par aller voir le rayon des papiers toilette. À ma grande surprise, les parfumés, les doux, les fabriqués au Liban, les antiallergiques, les recyclés, tout y est, des rouleaux alignés sous mes yeux comme des trophées. Notre mine d’or à nous. Je fais une photo que j’envoie à N. de Londres, qui me répond : « La chance ! Chez nous, on en est presque à vendre le papier toilette aux enchères ! » Par contre, les stands d’alcools durs, vodka, whisky et gin, commencent à se vider. Je me demande si les gens s’en sont approvisionnés au cas où l’alcool pur viendrait à manquer. Ou si des pères de familles rongés par leurs soucis, des mères aux nerfs qui flanchent s’enfilent des bouteilles pour oublier. Je ne peux m’empêcher de penser alors à l’enfer domestique de certains, maintenant qu’aucune issue ne leur est possible. Les gifles qui sont distribuées aux enfants, les cris sourds des employées de maison, les coups que prendront les femmes.


La politesse de l’écart
À côté de moi, et quand je dis à côté, c’est deux mètres dorénavant, un chauffeur a été envoyé faire les courses pour la maison. Par FaceTime, une dame qu’il appelle setna surveille la qualité du jambon qu’un employé masqué découpe, puis elle l’accompagne, à travers l’écran, jusqu’au rayon des produits bio. « Non, ce n’est pas ça le lait d’amandes que je préfère ! » Je me dis que, comme partout dans le monde, les faibles n’ont jamais été aussi faibles. Ceux qui n’étaient pas fous le sont devenus. Des images des films The Omega Man, Silent Running, Soylent Green resurgissent dans ma tête. Y sommes-nous déjà ? En me retournant, je frôle par mégarde un caddy bondé qu’une femme continue de remplir fébrilement, chaque produit par trois. Aussitôt, elle fait trois pas en arrière en s’excusant. « Pardon, je n’ai pas fait exprès », je me surprends à lui répondre. Et je sens dans cet écart entre nous quelque chose qui ressemble à une nouvelle politesse. En même temps, je me dis, après avoir entièrement perdu confiance en notre gouvernance, dans notre système bancaire, dans notre pays, combien de temps nous faudra-t-il pour retrouver la confiance en l’autre ? J’ai les mains vides, de la buée sur les lunettes. Je ne sais pas quoi mettre dans mon caddy. Tout ce dont je peux me passer ne m’a jamais semblé aussi clair qu’aujourd’hui. Je prends un paquet de Gitanes, des fraises Tagada et des nounours Haribo. Une fois à la caisse, alors que les bips frénétiques du scanner viennent tramer le silence pendant que j’attends au bord de cette ligne rouge, je devine la peur dans les yeux des gens. Ils se toisent et s’évitent. La bête est là, en nous, atrocement discrète, peut-être sur ce chariot, peut-être sur ce paquet de pâtes ou cette tomate oubliée. Peut-être qu’elle s’est emparée de moi, que je la ramènerais avec moi. Mon tour arrive. Je regarde cette caissière résignée et interdite de confinement. Je règle et lui souris. Mais derrière mon masque, derrière la buée de mes lunettes, elle ne le sait pas…


Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...


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Plus de deux semaines que j’évitais soigneusement le supermarché. Je n’ai pas de provisions, encore moins de réserve de papiers toilette ou ce genre de dépôts pleins à craquer que certains Américains alarmistes et shootés aux théories du complot ont l’habitude d’aménager dans leurs sous-sols, en prévision d’une supposée fin du monde. Mais ce matin, j’ai décidé d’aller...

commentaires (2)

TRES TRES VRAI ET INTERESSANT.

LA LIBRE EXPRESSION

15 h 28, le 30 mars 2020

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Commentaires (2)

  • TRES TRES VRAI ET INTERESSANT.

    LA LIBRE EXPRESSION

    15 h 28, le 30 mars 2020

  • Encore encore mr.Gilles Khoury. Faites comme Fifi abou Dib s’il vous plait.

    Marie-Hélène

    13 h 22, le 30 mars 2020

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