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Lifestyle - Photo-roman

« Enfin, tu te maries ! Je commençais vraiment à me faire du souci pour toi »

Au lendemain de la Journée internationale des droits des femmes, un mannequin dans une boutique de nouveautés observe une jeune fille en train d’essayer une robe qu’on a choisie pour elle et, au passage, rentrer dans le moule d’une vie qu’on a décidée pour elle aussi.

Photo G.K.

J’habite la vitrine de Leila depuis des lustres, trente ans peut-être, depuis qu’elle s’est lancée dans la haute couture et dans l’habillé pour dame. Je suis l’un des mannequins phare de cette boutique de nouveautés. De temps en temps, lorsque ma silhouette de plastique se fatigue un peu à force d’essayages, Leila me répare. Une perruque platine parce que les hommes préfèrent toujours les blondes, un produit qui me blanchit la peau, les lèvres davantage boursouflées, « c’est plus alléchant pour les passants », dit-elle au bonhomme qui vient me ravauder, du rose sur les pommettes et du rimmel le long des cils, histoire de me donner ce supplément d’assurance, de caractère, tout en prenant soin que je n’aie pas l’air trop forte ou intimidante. Séduisante mais pas allumeuse, affirmée mais pas arrogante, fine mais pas affamée, dénudée mais pas vulgaire, éternellement jeune et à la fois femme, je ressemble, comme tous les autres mannequins, à l’idéal féminin que préconise notre époque. Et puis, récemment, à quelques mois de l’été, j’ai eu droit à une robe de mariée qui a fait grimper ma cote auprès des clientes dont la situation financière ne semble pas les faire renoncer à l’idée d’un mariage festif et coûteux.


« Ah, c’est encore une fille »
Hier, dans cet après-midi ronronnant d’ennui, je t’ai vue pousser la porte de la boutique. Pleine de doutes mais résignée comme lorsqu’on n’a pas le mode d’emploi, tu étais venue essayer ma robe qui deviendra la tienne sans doute, à moins que ta mère et ta belle-mère en décident autrement. Dans mon dos, je les ai entendues planifier ton grand jour, les invités, les fleurs, le buffet, la dabké et ton trousseau, pendant que tu t’éternisais dans la cabine d’essayage. Enfin, tu en es sortie, engoncée dans cet amas d’organdi virginal dont rien que la vision a fait larmoyer ta mère, ta belle-mère, mais aussi Leila qui ne cesse de se vanter d’avoir « marié » les filles du quartier. « Enfin, tu te maries, je commençais vraiment à me faire du souci pour toi », avait même badiné Leila, alors que des gouttelettes te perlaient au bord des yeux. Et moi, dénudée, sans te connaître, j’avais tout compris. J’avais saisi un fil de ton histoire, semblable à celle de tant d’autres filles de ton âge, et j’avais l’impression de tout savoir à propos de toi.

Tout à coup, en remontant le temps, je pouvais voir les yeux effarés de toute la parentèle penchée sur le lit d’hôpital de ta mère, le jour de ta naissance. Masquant mal leur déception, je les entendais dire : « Ah, c’est encore une fille... » Et ta mère qui, de consternation, n’avait eu d’autre choix que sourire et baisser les yeux. Manière de dire sans dire : « Je ferai mieux la prochaine fois, je (vous) ferai un garçon. » Je t’ai vue ensuite pousser en compagnie de tes poupées, les langer, les biberonner, leur apprendre à lire et à marcher, reproduire les gestes de ta mère, jusqu’à faire flotter ton tout petit corps dans ses vêtements et ses talons aiguilles ; accrocher des perles à tes minuscules oreilles, te maquiller, enfoncer des coussins sous ta chemise de nuit pour faire semblant d’être enceinte. Pour prétendre être femme, la femme qu’il te faudra devenir. Je t’ai ensuite vue discrètement grandir à l’ombre de ton frère et de ton père, tous deux persuadés de posséder ton corps, « Tu rentres avant minuit », « Ton short est trop court, va te changer », « C’est qui ce garçon à qui tu parlais tout à l’heure ? » Et ta mère qui ne pouvait que renchérir : « Aide ton frère avec son devoir de maths », « Va préparer un verre d’arak à ton père », « Une liqueur à ammo Melhem. » Lequel toisait ta poitrine naissante qui te rendait toute honteuse. Tu n’as jamais osé en parler. Tu sais bien qu’on te rejettera la faute, tu connais bien le jeu. Ta copine L., on l’a accusée d’avoir aguiché l’homme qui, un soir, l’avait agressée.



« Il n’est pas pour toi »
Je t’ai regardée découvrir ton corps qui se préparait à prendre sa forme définitive, seule et en silence, lâchement glisser la main là où ça fait du bien, mais t’en voulant juste après. J’ai vu tes épaules s’affaisser sous le poids des injonctions dont t’ont assaillie très jeune la société, ta famille et les magazines féminins dans ta bibliothèque. Prends soin de toi, mais sans trop en faire, va à la chasse à l’homme, mais laisse-le te cueillir, tiens-le en haleine, nourris-toi convenablement, mais sans prendre un gramme, fabrique-toi une carrière qui ne fera pas d’ombre à ton prince sur son cheval blanc. Et maintenant, marie-toi, fais des enfants, fais comme ta mère et ta grand-mère, avant elle. Il n’y a pas d’autre voie possible, à moins que tu ne veuilles pourrir comme la voisine, cette misérable femme à chats. À travers la buée de tes larmes, j’ai deviné Ali, je t’ai vue crever d’amour pour lui jusqu’à ne plus toucher terre. Mais non, « Ali est musulman ! Il n’est pas pour toi, il n’est pas pour nous, tu le quitteras, c’est formel », s’inquiétait ton père, supposément pour ta liberté voilée, alors qu’il avait de toutes pièces fabriqué le ménage où te caser. C’est ainsi qu’a émergé Boutros, médecin rentré du Brésil, son fresh money planqué à Rio, chrétien comme toi, de bonne famille comme nous, traînant derrière lui cette vie que tu n’avais pas voulue. Cette vie qu’on a rêvée à ta place et qu’à présent, lasse, impuissante, tu t’apprêtes à fouler dans ma robe en organdi que tu n’aimes pas et que ta mère, ta belle-mère et Leila auront choisie pour toi…

Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...


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J’habite la vitrine de Leila depuis des lustres, trente ans peut-être, depuis qu’elle s’est lancée dans la haute couture et dans l’habillé pour dame. Je suis l’un des mannequins phare de cette boutique de nouveautés. De temps en temps, lorsque ma silhouette de plastique se fatigue un peu à force d’essayages, Leila me répare. Une perruque platine parce que les hommes préfèrent...

commentaires (3)

AHSAN MA TDAL 3AL RAF...

LA LIBRE EXPRESSION

14 h 10, le 09 mars 2020

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Commentaires (3)

  • AHSAN MA TDAL 3AL RAF...

    LA LIBRE EXPRESSION

    14 h 10, le 09 mars 2020

  • Je crevais d'amour pour Alya, mais son père n'a pas voulu de moi, il a préférer Ali qui rentrait d'Afrique avec pleins de pognons.

    camel

    13 h 32, le 09 mars 2020

  • Mais personne ne peut vraiment obliger personne.

    Eddy

    12 h 48, le 09 mars 2020

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