Dans un de ces revirements dont le Liban en capilotade a le secret, le procureur général près la cour de cassation, Ghassan Oueidate, a décidé jeudi soir de geler la mesure prise, quelques heures plus tôt seulement, par le procureur financier libanais, le juge Ali Ibrahim, pour un gel des avoirs de 21 banques du pays.
Le gel de cette mesure judiciaire, que le juge Ibrahim avait justifiée par des violations du Code de la monnaie et du crédit, a été décidé à l'issue d'une réunion entre une délégation de l'Association des banques du Liban (ABL) et le procureur Oueidate.
Dans sa décision, le Procureur général n’a pas commenté la légalité de la mesure prise par le parquet financier. Il s'est appuyé sur la temporalité de la mesure pour la geler vu ses conséquences nocives sur les banques et l'économie libanaise. Il a notamment justifié sa décision par le fait que, suite à la mesure judiciaire envisagée par le juge Ibrahim, "les autorités financières internationales avaient l'intention d'arrêter de traiter avec les banques et institutions financières libanaises", ce qui aurait provoqué "le chaos" dans les secteurs monétaire, financier et économique du Liban. Il souligne avoir gelé la décision du procureur financier "jusqu'à ce que ses répercussions sur la monnaie nationale, les transactions bancaires, l'argent des déposants et la sécurité économique aient été étudiées".Selon une copie, consultée par L'Orient-Le Jour, de la décision initiale du juge, les 21 banques qui étaient visées par cette décision étaient : Bank Audi, Blom Bank, Fransabank, Bank Byblos, SGBL, Bank of Beirut, Banque Libano-française, BankMed, Crédit libanais, Banque intercontinentale (IBL), Lebanese Gulf Bank, BBAC, MEAB, Cedrus Bank, Federal bank of Lebanon, Saradar Bank, Bank Misr Liban, Lebanese Swiss Bank, Al-Mawarid Bank, Bank Syria and Lebanon et la First national Bank.
Les avoirs des présidents des conseils d'administration de ces banques étaient également gelés sur décision du juge Ibrahim, mais pas ceux des membres des conseils d'administration des banques et des directeurs généraux.
Que concerne cette décision ?
"Ces mesures concernent les actifs des banques et de leurs présidents, donc leurs biens immobiliers, leurs voitures, leurs actions, et en aucun cas les dépôts ou les transactions bancaires", avait précisé une source judiciaire proche du dossier, interrogée par L'Orient-Le Jour. Deux avocats spécialistes du droit bancaire avaient de leur côté précisé à L'Orient-Le Jour que ce gel concernait les propriétés mobilières (actions enregistrées au code du commerce; obligations enregistrées chez Midclear, dont les eurobonds), les propriétés immobilières enregistrées au registre foncier, les véhicules enregistrés au service de la mécanique et les prêts au secteur public et privé. Selon l'un des deux avocats, il était possible également que ce gel concerne les dépôts des banques à la Banque centrale.
La décision du juge impliquait une interdiction de disposer (vendre, liquider, etc) des avoirs en question. Elle avait été transmise par le juge Ibrahim à la direction générale des affaires immobilières, au secrétariat du registre commercial, ainsi qu'à la direction de la gestion du trafic routier, tout comme à la direction de la Banque du Liban (BDL) et l'Association des banques du Liban (ABL), ainsi qu'à l'Autorité des marchés financiers. Selon un des avocats précités, les banques devaient être dûment notifiées de cette décision pour pouvoir s'y conformer, ce qui n'avait pas été fait jeudi en soirée.
Un excès de pouvoir de la part du juge Ibrahim ?
Dans un entretien avec l'Agence nationale d'Information, le juge Ibrahim s'était dit dans l'après-midi, "étonné du chahut" provoqué par sa décision. "Cette décision concerne un dossier judiciaire comme un autre", a-t-il indiqué. Et de préciser que cette démarche "protège les déposants et permet de secouer les banques, en leur rappelant qu'elles ne sont pas au-dessus des lois".
La décision du gels des avoirs a créé de multiples réactions, et une certaine confusion régnait quant à la nécessité d'une approbation du gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé. "S'il s'agit de mesures préventives prises par le procureur durant une procédure en cours, il n'a pas besoin de la motiver. A partir du moment où une infraction est constatée, cela relève du Code pénal, et il n'a donc pas besoin de l'aval du gouverneur de la banque centrale pour prendre de telles mesures préventives", a indiqué la source judiciaire contactée par L'OLJ. Mais si l'affaire relève d'une violation du Code de la monnaie et du crédit, alors elle requiert l'approbation du gouverneur, notent des avocats contactés par L'Orient-Le Jour.
Pour l'avocat pénaliste Akram Azouri, le juge Ibrahim n'a pas les prérogatives pour prendre une telle décision. "Le procureur financier est une autorité de poursuites. Ses prérogatives sont strictement déterminées par la loi. Il peut enquêter sur de potentielles infractions et s’il juge qu’elles sont suffisamment caractérisées, il peut mettre l’action publique en mouvement devant soit un juge d’instruction soit un juge pénal. Le code de procédure pénale ne lui donne pas la possibilité de prendre des mesures, même conservatoires, portant atteinte aux droits de propriété. Sa mesure est qualifiée en droit comme un excès de pouvoir. Cette décision est du ressort d’un juge d’instruction ou d’un juge pénal qui eux seuls sont compétents dans ce cas précis", assure-t-il.
(Lire aussi : Le président de l'ABL dénonce une "campagne de désinformation" visant les banques)
A quelles opérations la justice s'intéresse-t-elle?
Au Daily Star, le juge Ibrahim avait déclaré, dans l'après-midi, que sa décision était motivée par des infractions, par les banques visées, au Code de la monnaie et du crédit. "Nous avons mené une enquête sur 21 banques pendant plusieurs jours et avons découvert que les clients n'y avaient pas été traités de manière appropriée. Les clients ne peuvent même pas accéder à leur propre épargne", a-t-il déclaré. Il a ajouté que les arguments avancés par les banques pour justifier leur traitement des clients "n'ont pas été convaincants et c'est pour cette raison que les sept juges qui ont étudiés les dossiers ont décidé" ce gel des avoirs.
Cette mesure, donc désormais suspendue, intervient après l'audition, lundi, de 15 propriétaires et présidents de conseil d'administration de banques libanaises par le juge Ibrahim ainsi que par d'autres magistrats du parquet financier. Les juges avaient notamment entendu le président de l'Association des Banques du Liban et PDG de la Bank of Beirut, Salim Sfeir.
La justice financière s'intéresse toutefois aussi aux opérations menées par les banques libanaises ces dernières semaines portant sur les eurobonds, alors que le gouvernement libanais devrait annoncer samedi sa décision concernant le paiement ou non d'une série d'eurobonds d'une valeur de 1,2 milliard de dollars arrivant à échéance lundi. Des médias ont indiqué que ces banques ont enregistré les eurobonds en leur possession au nom de banques et fonds à l’étranger, afin que ces derniers exercent une pression sur l’Etat pour qu'il rembourse cette dette le 9 mars.
Le 19 février dernier, la ministre de la Justice, Marie-Claude Najm, avait demandé au procureur général près la cour de Cassation, Ghassan Oueidate, d’adresser une note à la Commission spéciale d’investigation (CSI) relevant de la Banque du Liban (BDL) afin que cette dernière lui fournisse tous les éléments en sa disposition concernant ces opérations.
Le fait que les banques se soient précipitées sur le marché secondaire pour brader leurs eurobonds et empocher quelques liquidités a été motivé par leur réticence à accepter le swap qui leur avait été proposé fin décembre par le gouverneur de la BDL, Riad Salamé. Ce dernier leur avait en effet suggéré d’échanger des obligations de longue maturité détenues par la BDL contre d’autres détenues par les banques et arrivant à échéance cette année. L’opération devrait lui permettre d’éviter autant que possible de trop puiser dans ses réserves de dollars. Via ce swap, Riad Salamé espérait ainsi décaler d’au moins un an la possibilité que l’État fasse défaut. Dans un entretien accordé à Bloomberg et publié dimanche, Salim Sfeir a plaidé en faveur d’un nouveau "swap" différent.
(Lire aussi : Le ministre des Finances dément avoir proposé un nouveau swap aux banques)
Le procureur financier s'intéresse également aux transferts effectués durant la période de fermeture des établissements bancaires après le 17 octobre dernier, date du déclenchement du mouvement de contestation contre la classe dirigeante.
Début février, le président du Parlement Nabih Berry avait relancé la polémique sur les fonds transférés à l’étranger par de riches déposants après la mise en place des mesures informelles de contrôle des capitaux par les banques du pays, en affirmant que "cinq directeurs de banques avaient transféré leurs fonds personnels à l’étranger" pour un montant cumulé s’élevant à "2,3 milliards de dollars".
Vers la fin décembre, des rumeurs ont circulé à propos de "milliards de dollars" qui auraient été transférés en Suisse par des dirigeants politiques, alors que les clients des banques subissent des restrictions bancaires pour, notamment, transférer de l’argent à l’étranger et retirer du liquide. Selon le gouverneur de la Banque du Liban, près de 2,6 milliards de dollars ont été transférés hors du pays depuis septembre, mais l’enquête diligentée auprès des banques ne concerne qu'un milliard de dollars seulement.
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commentaires (17)
Mais que toutes ces bonnes gens arrêtent de se moquer du commun des mortels: il est évident que tous les milieux financiers, dont le moteur principal sont les banques, sont impliqués de très près dans toutes les magouilles, les placements suspects, les blanchiments d’argent, les structures pyramidales type Ponzi et toutes sortes d’évasions fiscales... D’autant qu’il n y’a jamais eu un mécanisme judiciaire indépendant pour contrôler de près les agissements des banques et de leurs propriétaires, jouant sur le secret bancaire et que ces gens-là sont naturellement protégés en étant dans le secret des dieux, à savoir nos politiciens véreux! Si vous possédez quelques millions de $, croyez bien que ces banquiers vont vous dérouler le tapis rouge, vous devenez un VIP et copain du directeur de succursale, et vous pourriez grimper dans la hiérarchie plus votre fortune est substantielle.... Au point qu’on vous fabrique un plan financier sur mesure, tant dans les crédits immobiliers que dans les placements très rentables, et les bénéfices deviennent exponentiels sans trop savoir comment! Les seules victimes sont les petits épargnants, majoritaires, et c’est bien là où on se trouve. Il est donc clair qu’il ne faut pas donner le bon dieu sans confession à nos banques et leurs propriétaires: ils sont complices et acteurs de cette débâcle financière et, tôt ou tard, ils seront poursuivis pour corruption autant que les politiciens!
Saliba Nouhad
01 h 11, le 06 mars 2020