La directrice des politiques publiques de Kulluna Irada, Sibylle Rizk. Photo DR
L’organisation civile Kulluna Irada a appelé dans une note publiée le 4 février le gouvernement libanais à « procéder à une restructuration » de sa dette, en vue « de faire prévaloir les intérêts de la population libanaise par rapport aux créanciers de l’État et des actionnaires des banques ». Quelles sont les implications d’un défaut de paiement ?
Pour Kulluna Irada, le défaut n’est pas un objectif en soi. Le véritable objectif est de mettre en place un plan de sauvetage dont l’un des piliers est de restructurer la dette, car il est désormais évident pour tous que le Liban ne pourra plus l’honorer. Le coût est trop élevé pour l’économie. Il est donc urgent d’entamer des négociations avec les créanciers de l’État. En continuant de payer les échéances, on épuise le peu de réserves en devises disponibles dont le pays a besoin pour survivre à la crise et se redresser.
Pour mener à bien cette restructuration, le gouvernement a besoin de deux types d’expertise. Il doit d’abord procéder à une évaluation précise de la situation économique et financière du pays, ce qui suppose un plein accès aux comptes de la Banque centrale. Le Fonds monétaire international est notamment en mesure de fournir ce type d’évaluation à ses États membres. Le gouvernement doit aussi se faire assister d’avocats spécialisés en la matière pour en évaluer tous les aspects légaux et financiers.
Il lui faut aussi instaurer de façon urgente des contrôles de capitaux légaux et ne plus se contenter de mesures informelles et arbitraires. C’est la condition sine qua non d’une gestion stratégique des devises de la Banque centrale qui diminuent à vue d’œil et qu’il faut donc rationner.
Pensez-vous que le gouvernement est en mesure de mener l’ensemble des évaluations nécessaires avant la prise d’une telle décision début mars ?
L’argument du temps n’est pas recevable. Cela fait des années que gagner du temps est devenu un objectif en soi, sans que personne ne se soucie du coût de ces politiques. Aujourd’hui, ce coût s’accroît de façon exponentielle. Le risque est celui de l’hyperinflation, de la dévaluation sauvage, du chômage massif et de l’émigration. Les autorités ont pour obligation de décréter la mobilisation générale pour faire face une situation d’une gravité sans précédent.
Le Liban traverse plusieurs crises simultanées : une crise de sa balance des paiements, une crise de sa dette, une crise bancaire, une crise de change. À quoi s’ajoutent deux particularités : un déficit des avoirs en devises de la BDL, qu’il faut traiter sans tarder, et une économie improductive qui rend le rebond difficile, même après assainissement de la situation financière du pays.
Il faut aussi savoir que le report des décisions inéluctables profite à certains, comme les détenteurs des eurobonds ou les actionnaires des banques, alors qu’elles pèsent lourdement sur d’autres : l’ensemble de la population subit de plein fouet la dévaluation qui réduit son pouvoir d’achat de plus de 40 %, tandis que les déposants n’ont plus accès à leur épargne. Il ne faut pas oublier que les marchés ne s’attendent pas à ce que le Liban paie ses dettes : les prix des eurobonds valorisent ces derniers à moins de la moitié de ce que ces titres rapporteraient à leurs détenteurs si l’État honorait la prochaine échéance.
Kulluna Irada a mené récemment une large campagne de lobbying auprès des décideurs politiques, précisément sur la nécessité de restructurer la dette immédiatement. Avez-vous le sentiment que la classe politique comprend les tenants et aboutissants d’une telle décision ?
Nous constatons une évolution des positions. Mais s’il y a désormais prise de conscience de l’ampleur du problème, les réponses ne sont pas encore au rendez-vous. Il appartient pourtant aux autorités politiques non seulement d’anticiper les problèmes, mais d’y apporter des solutions. La déclaration de politique générale du nouveau gouvernement n’en comportait pas. Elle évoque une simple « crise » au moment où nous sommes confrontés à un véritable effondrement de notre économie et que nous avons à tout prix besoin d’un plan de sauvetage.
La façon dont le gouvernement a été formé ne présage pas d’un véritable changement. Nous avions appelé à la formation d’un cabinet indépendant, homogène et resserré doté de pouvoirs législatifs afin de disposer d’une réelle marge de manœuvre. Seule une transition vers une nouvelle façon de gouverner le pays rendra possible le sauvetage économique, financier et social du Liban. Le pays est à la croisée des chemins. Les prochaines semaines seront décisives.
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22 h 57, le 12 février 2020