Plusieurs traits de fumée blanche déchirent le ciel en dessinant un arc au-dessus de la foule puis s’écrasent au milieu des manifestants. La scène, devenue récurrente durant les heurts violents entre les protestataires et les forces antiémeute dans le centre-ville, est diffusée à grande échelle sur les réseaux sociaux.
La prolifération des bombes lacrymogènes s’inscrit dans le cadre d’un durcissement, depuis décembre, de l’action policière face à des manifestants qui ne décolèrent pas depuis plus de trois mois. Ce gaz a des conséquences directes sur les manifestants. Samedi 14 décembre, la Défense civile a fait état de 89 personnes soignées, la plupart pour des cas de suffocation, après une soirée marquée par un recours très important aux bombes lacrymogènes. L’escalade de la violence a culminé avec les affrontements, dans la nuit du 18 au 19 janvier, entre manifestants et forces de l’ordre, qui ont fait usage de gaz lacrymogène, mais aussi de balles en caoutchouc, faisant plus de 500 blessés.
Les effets du gaz lacrymogène, lors d’une exposition limitée, sur une personne en bonne santé sont certes relativement bénins. En est-il de même lors d’une exposition prolongée ? Et qu’en est-il de leur impact sur l’environnement ? Des spécialistes ont été interrogés sur ces deux points. « En temps normal, le gaz utilisé par les forces de l’ordre provoque, en plus des larmes, une irritation des voies aériennes, comparable à celle provoquée par une fumée d’incendie, explique à L’OLJ Mirna Waked, docteure en médecine pulmonaire à l’hôpital Saint-Georges des grecs-orthodoxes à Beyrouth. La pénétration du gaz dans les poumons peut provoquer une toux irritative, qui ne doit pas durer plus de quelques jours. Une intoxication en utilisation normale n’est pas possible dans la mesure où les produits lacrymogènes ne se lient pas à l’hémoglobine du sang et n’empêchent pas l’absorption d’oxygène. »
Cependant, pour les personnes fragiles, le bilan peut s’avérer plus sévère. L’effet irritant sur des patients déjà atteints de pathologies obstructives, comme l’asthme ou les bronchites chroniques, est susceptible de déclencher des crises asthmatiques sévères ou des contractions incontrôlables des voies aériennes, les bronchospasmes. « J’ai reçu de nombreux patients déjà asthmatiques qui ont connu une aggravation de leur pathologie après une exposition à la fumée des pneus brûlés ou au gaz lacrymogène », raconte Mirna Waked. Dans tous les cas, chacun doit surveiller son exposition car les effets ressentis dépendent fortement de la durée et du nombre des inhalations, ainsi que de la concentration de gaz. « Même chez des personnes saines, une exposition chronique ou trop intense peut provoquer une nécrose des muqueuses, des œdèmes pulmonaires et, à terme, des maladies qui pourraient se rapprocher de celles expérimentées par les pompiers en service. » Le gaz lacrymogène est donc loin d’être un outil anodin du maintien de l’ordre.
Le spectre des effets produits par ce gaz est large, difficile à circonscrire. Et pour cause, le composé, qui porte le nom de CS, se déploie sous différentes versions, numérotées de 1 à 3, dont les manifestations sont plurielles. Charbel Afif, directeur du département de chimie à l’Université Saint-Joseph et spécialiste en pollution de l’air affirme, à ce sujet : « Lors de manifestations, on ne sait pas quelle version est utilisée ni quand. Les effets produits dépendent également de la façon dont chaque organisme réagit, des différents temps d’exposition et des conditions météorologiques au moment de l’utilisation des grenades. »
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Risque sérieux de pollution
Ce qui inquiète en particulier les experts, c’est la lenteur de la décontamination des particules de gaz dans l’environnement. L’arme est en réalité une poudre qui, exposée à une forte température, se volatilise et crée un nuage de fumée qui peut se déployer jusqu’à une centaine de mètres ou plus, dépendamment des conditions météorologiques. Selon Charbel Afif, « lors du refroidissement de la fumée, le gaz retrouve son état initial et se maintient dans l’air entre cinq et dix jours de façon plutôt active, sous la forme d’une poudre solide et invisible à l’œil nu ». Par ailleurs, les composantes du gaz se déposent au sol : sur les trottoirs, sur les bâtiments, mais aussi sur les habits, les cheveux et la peau. Il faut cette fois compter 50 à 60 jours pour une décontamination naturelle totale. Ce qui implique que des personnes qui n’ont pas manifesté, mais ont été en contact avec des contestataires ou se sont rendus sur place après la dispersion de la foule peuvent être contaminées. « Par ailleurs, le produit est très peu soluble dans l’eau, mais il peut se retrouver par entraînement dans les nappes phréatiques, notamment le composé cyanure qu’il contient », souligne Charbel Afif. Ainsi, ces résidus peuvent altérer la qualité de l’eau et du sol, et constituer un risque sérieux de pollution de l’environnement.
D’après le spécialiste, la communauté scientifique ne peut pas encore se prononcer sur le point de savoir si les doses de cyanure contenues dans le gaz lacrymogène sont susceptibles d’affecter directement la santé humaine. « On ne sait pas non plus si le CS présente un effet cancérigène, et si c’est le cas, c’est lié à la présence de cyanure. Toutefois, les instances officielles internationales tranchent à l’heure actuelle en faveur de sa non-toxicité », précise Charbel Afif.
Alors que des études sur le sujet sont en cours, d’autres scientifiques sont plus alarmistes. Parmi eux, Alexander Samuel, docteur en biologie et militant français, a beaucoup fait parler de lui par son implication auprès du mouvement des gilets jaunes en France. Au nombre de ses initiatives, une campagne de prélèvements sanguins sur des manifestants et l’utilisation d’un kit de détection du cyanure directement sur le terrain, afin de réévaluer la nocivité du gaz lacrymogène. Ses travaux mettraient en évidence un grand nombre d’effets plus ou moins durables, divisés entre directs et indirects. « Au niveau des effets directs, le gaz provoque, en plus des pleurs bien connus, des lésions conjonctives, parfois durables. Certains sprays peuvent même rayer la cornée. Pour les poumons, l’inhalation est extrêmement nocive puisque les cristaux utilisés ont une taille suffisamment faible pour se nicher au fond des bronches », affirme-t-il. À la clef, selon lui, des maladies pulmonaires chroniques comme les bronchites. « L’armée américaine a adapté ses politiques d’entraînement à l’usage des armes lacrymogènes afin d’éviter l’exposition trop forte des soldats. Ce n’est pas pour rien », ajoute Alexander Samuel. La peau ne serait pas davantage épargnée puisque l’usage de spray lacrymogène sur un épiderme directement exposé, en plus des risques de réactions allergiques, susciterait des brûlures au premier et au second degré.
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Parkinson, neuropathies, altération du foie et des yeux
Les effets indirects du gaz lacrymogène, cependant, présenteraient un danger bien plus élevé par leur relation avec la présence de cyanure dans le CS. Alexander Samuel est formel : « Lors des mesures du taux de cyanure en manifestation que j’ai pu effectuer à l’aide d’un kit adapté, j’ai clairement obtenu des concentrations au-dessus du seuil de dangerosité. » Il avance que cette présence massive dans l’air serait à même de favoriser maladies de Parkinson, neuropathies et altération du foie et des yeux. Le biologiste, qui milite pour l’interdiction du gaz lacrymogène au niveau international, dénonce l’inadaptation de telles armes pour le maintien de l’ordre. Pour lui, un simple changement de produit irritant ne suffit pas. « De toute façon, on manque d’alternative. Le CS est utilisé depuis les années 50, où il a remplacé le CN, sans cyanure mais moins efficace. Les deux seuls composés susceptibles de se substituer à lui sont le gaz PAVA, qu’on utilise en spray car on ne parvient pas à le transformer en grenade, et le CR, moins toxique mais beaucoup trop puissant pour un usage sur des populations civiles. »
Quoi qu’il en soit, l’utilisation d’armes incapacitantes aux effets encore mal étudiés sur des manifestants n’est pas sans poser de question. André Picot, directeur honoraire au CNRS en France et président de l’Association Toxicologie-Chimie, est cosignataire du dossier élaboré par Alexander Samuel. Il commente : « Ce recours au gaz lacrymogène pose d’énormes problèmes éthiques : ce sont des composés qui sont interdits en temps de guerre. » Pourtant, sur le théâtre libanais, le recours à ce gaz ne fait que s’accentuer.
Soyons objectifs au sujet des gaz toxiques! Les manifestants devraient renoncer à cette pratique stupide, primitive et hautement toxique de brûler des pneus. Bien pire que les gaz lacrymogènes. Ce n'est pas en détruisant encore plus notre environnement (et la chaussée payée avec notre argent) que nous faisons avancer la cause.
10 h 28, le 01 février 2020