Interviewé jeudi soir dans l’émission télévisée « Sar el-waqt » sur la chaîne locale MTV, le gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, a voulu se montrer rassurant, malgré la crise économique et financière aiguë qui secoue le pays depuis plusieurs mois, s’illustrant notamment par un contrôle des capitaux effectué par les banques et une forte hausse du cours du dollar sur le marché parallèle. « Nous faisons face à une crise qui crée des difficultés, mais nous ne sommes pas face à un effondrement, et aucune banque libanaise ne risque de faire faillite », a déclaré M. Salamé, assurant que l’argent des déposants était « sécurisé » et que la stabilité de la livre face au dollar était « assurée ».
Mais le gouverneur de la BDL en a également profité pour faire passer des messages, notamment aux actionnaires et patrons des établissements bancaires du pays. L’Orient-Le Jour a sollicité plusieurs banquiers et un avocat afin de décrypter les principales déclarations de Riad Salamé, qui ont interpellé aussi bien les citoyens que les acteurs du secteur financier.
« Les banques ne sont pas obligées de donner des dollars à leurs clients », a déclaré Riad Salamé, ce qui n’a pas manqué de susciter une certaine panique à travers le pays.
Pour l’un des banquiers interrogés, le gouverneur parle ici d’argent liquide, de « banknote » pour reprendre ses termes. En principe, une banque libanaise n’est pas légalement obligée de donner des dollars en liquide à ses clients comme elle avait coutume de le faire avant le début de la crise. Comme dans n’importe quel pays, elle est seulement obligée de donner de l’argent liquide dans la monnaie locale. Mais toujours selon le même banquier, cela ne signifie pas que les banques vont forcer la conversion des dépôts en dollars en dépôts en livres, tant que ces dépôts restent à la banque. En revanche, si un client veut récupérer son dépôt en argent liquide, la banque peut le forcer à l’accepter en livres au taux officiel. S’il souhaite de nouveau les avoir en dollars, il sera contraint de les convertir sur le marché parallèle. Hier, le dollar s’achetait à plus de 2 500 livres libanaises sur ce marché, contre un taux officiel de 1 507,5 livres.
Un autre banquier sollicité estime qu’il existe un véritable débat juridique sur ce point car si, selon le droit libanais, on peut se libérer de toute obligation en payant en livres, la véritable question est de savoir à quel taux de change ce paiement doit s’effectuer.
Un avocat explique qu’en effet, selon l’article 192 du code de la monnaie et du crédit, nul ne peut refuser un paiement en livres libanaises et qu’une circulaire émise par le ministère de l’Économie et du Commerce exige que les facturations et les encaissements se fassent en livres libanaises. Mais il convient que cette question fait débat – pas uniquement dans le secteur bancaire mais pour l’ensemble de l’économie – compte tenu de l’existence d’un taux de change parallèle et d’un contrôle de facto des capitaux sur les retraits et les transferts. Selon l’avocat interrogé, le fait qu’une banque puisse obliger un client à accepter de retirer en livres et au taux officiel un dépôt en dollars signifie que le client perd aujourd’hui 60 % de la valeur de son dépôt, ce qui peut s’apparenter à un haircut indirect. Cela constitue alors une violation de l’article 15 de la Constitution qui interdit de porter atteinte aux propriétés et aux biens des citoyens, ainsi qu’une violation des principes constitutionnels d’égalité entre les citoyens et de droit à la propriété privée. L’avocat évoque aussi un problème contractuel puisqu’un dépôt en dollars est un contrat liant une banque à son client et qu’en souhaitant le rembourser en livres, la banque change unilatéralement les conditions de ce contrat.
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« Les banques qui ne se conformeront pas à la circulaire sur l’augmentation de 20 % de leurs capitaux (...) feront face à une potentielle prise de participation de la BDL », a également affirmé Riad Salamé. Il a indiqué un peu plus tard dans l’émission que « les banques qui n’auront pas les capitaux nécessaires seront soit fusionnées avec d’autres banques, soit verront leurs dossiers transférés à la Haute Autorité bancaire, et la BDL acquerra les actions de ces banques comme elle a pu le faire auparavant. Mais cette question ne se pose que s’il y a une situation d’insolvabilité, ce qui n’est pas le cas actuellement. »
Le gouverneur fait ici référence à la circulaire n° 532 du 4 novembre 2019, à travers laquelle la BDL a demandé aux banques d’augmenter leurs fonds propres de 20 % par rapport au 31 décembre 2018. Une opération en dollars qui doit être réalisée en deux temps – 10 % avant le 31 décembre 2019 puis 10 % encore avant le 30 juin 2020. Le montant cumulé des nouveaux apports devrait dépasser les quatre milliards de dollars pour l’ensemble du secteur. Le gouverneur a ainsi indiqué que la plupart des banques lui avaient déjà transmis leurs plans respectifs visant à se conformer au texte et que les autres établissements devaient se dépêcher d’en faire de même. Plusieurs banques ont déjà publiquement annoncé avoir acté la première augmentation de 10 %, dont BLOM Bank, Byblos Bank et le Crédit libanais, et, tout récemment, IBL Bank.
Cette déclaration de M. Salamé est une menace implicite adressée aux banques qui ne comptent pas se conformer à cette circulaire, même si aucune ne l’a annoncé publiquement, selon l’un des banquiers interrogés. Car si une banque est jugée insolvable, la BDL aura le droit de faire mainmise dessus. Mais jusque-là, le mécanisme légal qui permettra d’établir qu’une banque qui ne se conforme pas à cette circulaire est insolvable n’est pas clair. D’autant plus que certaines banques peuvent réussir à s’y conformer tout en étant dans les faits insolvables, ajoute ce même banquier.
C’est à la Haute Autorité bancaire que reviendra cette mission en se basant sur les critères d’insolvabilité déterminés dans le code de la monnaie et du crédit, ainsi que par les ratios de Bâle III et les circulaires de la BDL qui y sont relatives. La question des niveaux de provision devra aussi se poser.
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« Il faut qu’ils œuvrent en pensant à une continuité (du secteur bancaire), et non à la liquidation de leurs banques », a lancé Riad Salamé lorsque Marcel Ghanem lui a demandé quel message il voulait adresser aux patrons des banques.
Selon plusieurs banquiers interrogés, le gouverneur de la BDL interpelle ici les patrons des banques sur le « swap » d’eurobonds qu’il leur a proposé lors de la dernière réunion mensuelle tenue le 30 décembre entre la Banque centrale, l’Association des banques du Liban (ABL) et la Commission de contrôle des banques. Le « swap » proposé par le gouverneur consiste à échanger des eurobonds de longue maturité détenus par la BDL contre d’autres détenus par les banques et arrivant à échéance en mars, avril et juin de cette année. Riad Salamé a demandé aux patrons des banques de lui donner une réponse dans les plus brefs délais. Selon un des banquiers interrogés, le gouverneur leur a également indiqué qu’il était en négociation avec un important fonds d’investissement à l’étranger extrêmement intéressé par un « swap » similaire.
La même source bancaire explique que Riad Salamé a fait comprendre aux banques qu’une telle opération d’échange de titres allait permettre à la BDL de détenir la majorité (environ 70 %) des eurobonds arrivant à échéance en 2020. Ce qui signifie que lorsque la BDL devra couvrir (pour le compte de l’État) les échéances de 2020 en puisant dans ses réserves en dollars, elle n’en perdra qu’une partie minime car la majeure partie des réserves utilisées à cet effet lui reviendront. En faisant ce swap, Riad Salamé décalera d’au moins un an la possibilité que l’État fasse défaut. « Les banques savent que les eurobonds arrivant à échéance en 2020 valent cher sur le marché car la possibilité d’un défaut est moindre et qu’en les gardant, cela pourra aussi leur assurer des liquidités en dollars. Mais elles savent aussi qu’en cas de défaut de l’État sur sa dette en dollars, les pertes pour les banques seront importantes et pourraient conduire à la faillite de certaines d’entre elles. Ce qui fait que les banques font aujourd’hui face à un jeu de prisonnier et devront probablement répondre positivement à la proposition du gouverneur », analyse cette même source bancaire.
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S’agissant des craintes portant sur une restructuration de la dette en dollars qui pourrait nécessiter une ponction des dépôts en dollars, le gouverneur a déclaré qu’ « il n’y aura pas de haircut sur les dépôts ». « Ce n’est pas à la BDL d’en décider et cela nécessite une loi », a-t-il poursuivi, avant d’indiquer que « concernant un haircut sur les eurobonds (restructuration de la dette en dollars), cela suppose une confrontation avec les détenteurs des eurobonds, et il faut voir les lois qui régissent les relations avec ces derniers ». Les détenteurs des eurobonds sont la BDL, les banques locales et les investisseurs internationaux. Environ deux tiers des eurobonds sont détenus par les banques locales et la BDL. La loi de l’État de New York régit les émissions d’eurobonds. En général, une restructuration de la dette signifie que de nouvelles séries d’eurobonds sont émises prévoyant des dates de maturité plus longues, une réduction des intérêts et souvent du principal. Les séries existantes sont alors échangées contre les nouvelles séries. Si elle est décidée, les principaux détenteurs d’eurobonds se regroupent au sein d’un comité pour en négocier les termes avec l’État.
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Par ailleurs, Riad Salamé a précisé que si le taux de change des bureaux de change diffèrent de celui des banques, leurs opérations ne représentent que 10 % du total des opérations, alors qu’il évaluait cette part à 2 % début novembre. Il a également constaté l’ampleur du phénomène de thésaurisation qui s’est manifesté ces derniers mois dans le pays sur fond de crise de liquidités, notant qu’entre septembre et novembre, l’équivalent de trois milliards de dollars ont été retirés en liquide de la BDL par les banques (en dollars et en livres). Les sommes retirées en livres en trois mois correspondent, selon lui, aux retraits effectués normalement en douze ans. Avant d’ajouter que sur le seul mois de décembre, l’équivalent d’un milliard de dollars a été retiré en livres de la BDL.
Un des banquiers interrogés confirme que la quantité d’argent liquide en circulation a fortement augmenté, tout particulièrement depuis novembre, car les bureaux de change ne traitent qu’en liquide. Les commerçants ne passent plus par le circuit bancaire, et les Libanais ne font plus confiance aux dépôts bancaires. Un autre banquier estime même que la part des transactions menées par les bureaux de change est minorée par Riad Salamé : les banques n’acceptent plus de faire des transactions que dans un seul sens, elles achètent des dollars mais n’en vendent plus, donc toutes les vraies transactions commerciales se font sur le marché des changeurs au taux parallèle.
Le gouverneur de la Banque centrale est aussi revenu sur l’affaire du transfert présumé de plusieurs milliards de dollars du Liban vers l’étranger, notamment la Suisse, par certains dirigeants politiques. Il a affirmé que seulement 2,6 milliards de dollars ont été transférés à l’étranger à partir du Liban depuis fin septembre. Il a précisé que la BDL allait envoyer des enquêteurs auprès des banques pour faire un rapport détaillé sur ces transferts, qui sera ensuite transmis au procureur général, « lequel prendra les décisions qui s’imposent ».
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commentaires (11)
Quand une banque centrale veut maintenir une parité, elle s'oblige à livrer des USD contre n'importe quel montant dans sa monnaie nationale que l'on présente à son guichet.
Shou fi
23 h 24, le 11 janvier 2020