« Il est de seize ans mon aîné. Je me souviens comment il a commencé son noviciat, il attendait le bus pour quitter le village vers le séminaire de Ghazir. À Rayfoun, le bus de la poste passait à 10 heures. Sa mère venait attendre avec lui. Elle ne s’arrêtait pas de pleurer, et quand il partait elle pleurait de plus belle encore. C’était son fils unique », se souvient Thérèse Sfeir, qui est actuellement la présidente de la fraternité des femmes de la paroisse du village.
« À son père, qui ne voulait pas qu’il devienne prêtre et qui lui répétait : “Marie-toi car je veux une descendance qui porte mon nom”, il rétorquait : “Tu t’es marié à deux reprises pour nous deux” », poursuit-elle. Le patriarche maronite Nasrallah Sfeir, qui aurait dû avoir 99 ans après-demain mercredi, avait cinq sœurs, dont l’une d’un premier mariage de son père.
« Depuis qu’il est devenu patriarche, tous les jours j’étais fière quand je pensais qu’un homme de son calibre et maître de Bkerké était originaire de mon village », dit-elle.
Hier, dans l’église Mar Roukoz (Saint-Roch), où le patriarche maronite avait servi durant six ans juste après son ordination prêtre en 1950, les habitants de Rayfoun avaient célébré la messe pour le repos de l’âme de l’enfant du pays, devenu le patriarche de la résistance, de la convivialité et de la réconciliation.
Après la messe, ils se sont retrouvés au salon de l’église pour les condoléances et pour se préparer aux activités officielles qui seront organisées par Bkerké dans les jours à venir.
« C’est lui qui m’a baptisé ! À l’époque, il était le curé du village », s’écrie, fier, Joseph Mrad. « Le rôle qu’il a joué dans l’histoire moderne du pays est incommensurable. Et nous n’aurons pas d’homme de son calibre d’ici à bien longtemps ; il était fort et digne comme un cèdre du Liban », poursuit-il. Aïda et Noha Sfeir vivent à Beyrouth. Elles sont sœurs et le patriarche Sfeir était le cousin de leur grand-mère. « Je ne pouvais pas rester à Beyrouth aujourd’hui. Il était aussi solide que les rochers millénaires de Rayfoun », note Aïda, alors que Noha renchérit : « C’était l’homme de la nouvelle indépendance. Il était à la fois un homme de guerre et de paix, solide et intransigeant. »
À Rayfoun comme partout ailleurs, les Libanais qualifient Nasrallah Sfeir de premier des résistants, un homme solide, sage, intransigeant, modeste et tolérant.
« Dans les pires moments de soumission à l’occupation syrienne, il a refusé de se rendre à Damas et cela même quand le pape Jean-Paul II avait visité la Syrie (en 2001). Il a préféré le rencontrer à la frontière », note Adib Saadé.
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Le village des résistants
Et les habitants de Rayfoun sont bien surpris quand on leur demande de qui le patriarche Sfeir tenait sa solidité et son esprit de résistance. « Nous sommes le village de Tanios Chahine, le paysan qui a lutté contre le féodalisme! » s’exclame Adib Saadé dont ce héros maronite du XIXe siècle est l’arrière-grand-oncle. Sonia Sfeir Saadé, son épouse, issue de la famille du patriarche Sfeir, s’exclame de son côté : « L’eau de Rayfoun rend courageux. »
Gaby Sfeir, dont les larmes coulent à chaque fois qu’il évoque le patriarche maronite qui était le professeur d’arabe de ses frères, évoque l’histoire phénicienne de son village jusqu’à la révolution de Tanios Chahine, en passant par le séjour de l’émir Fakhreddine dans le Kesrouan, au XVIIe siècle. Comme tous les autres habitants de Rayfoun, il raconte que le fait de penser qu’un homme aussi grand que Nasrallah Sfeir était originaire de son village le rendait tout le temps fier. Le plus grand mal qui a été fait au patriarche, selon lui ? « Le fait que certains aient posté sa photo sur Facebook la semaine dernière alors qu’il était intubé à l’hôpital entre la vie et la mort », dit-il.
« Le patriarche Sfeir était tolérant, il a pardonné à tous ceux qui lui ont fait du tort », souligne de son côté Adib Saadé.
Les habitants de son village se souviennent aussi qu’il était érudit et n’aimait pas le favoritisme. Samih Sfeir, parent du patriarche, a gardé toutes ses homélies. « C’était un maître dans le maniement de la langue arabe. Ceux qui ne l’aimaient pas ne comprenaient simplement pas la portée de ses propos à cause de leur méconnaissance de la langue », affirme-t-il, ajoutant que quand le jeune Nasrallah Sfeir, qui était fils unique, a voulu entrer au couvent, fait quasi interdit à l’époque, une dérogation lui a été trouvée. « Un homme originaire de Rayfoun était intervenu auprès de l’Église maronite pour qu’elle fasse exception en disant que ce jeune homme était calme, pacifiste et profondément croyant et que même s’il était témoin de rixes, il n’y participait jamais. Quand deux groupes de jeunes se lançaient des pierres devant lui, il se mettait à l’écart, prenait un livre, souvent la Bible, et se mettait à lire. »
Samih Sfeir se souvient des circonstances de l’élection en 1986 de Nasrallah Sfeir, alors vicaire patriarcal, au siège de patriarche maronite d’Antioche et de tout l’Orient. « Durant 14 jours, les évêques maronites n’arrivaient pas à choisir entre deux candidats, les évêques Ibrahim Hélou et Youssef Khoury. Il fallait une majorité – inaccessible – des deux tiers. Devant cette impasse, une nuit, le candidat Youssef Khoury s’est rendu à l’église Notre-Dame de l’Assomption à Bkerké et il s’est dit “je me désisterai en faveur du premier évêque qui viendra prier dans cette église” et le cardinal Sfeir y est entré pour prier à 4 heures du matin », raconte-t-il.
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Le visage du Christ
Samih Sfeir évoque la mission du patriarche et sa relation avec Jean-Paul II. « S’il a accepté l’accord de Taëf en incitant les leaders chrétiens à l’adopter, c’est par pur respect du vœu d’obéissance imposé par le Vatican, qui voyait que le Liban était un pays-message qui devrait servir d’exemple de convivialité au monde entier. Le patriarche n’a jamais eu peur pour les chrétiens du Liban. Pour lui, leur mission et celle de tous les chrétiens du Moyen-Orient est de continuer de suivre les enseignements du Christ et d’être véritablement à son image dans cette partie du monde en proie aux pires conflits. Il répétait souvent que sous l’empire ottoman et même avant, les chrétiens du Moyen-Orient étaient marginalisés et pourtant ils avaient préservé leur présence dans la région. Il croyait profondément à la convivialité. »
« C’était un homme pur. C’est grâce à sa pureté qu’il a pu tenir tête à bien de monde et à résister au nom de tous les Libanais. Ses ennemis ne pouvaient lui trouver aucune faute, aucune erreur pour exercer un chantage dans le but de le faire taire ou le faire reculer », poursuit-il. « Il y a quelques mois, je lui ai demandé quel est le plus important conseil que tu pourrais me donner, il a répondu : “Quoi qu’il arrive, reste un homme droit.” Et lui, c’est ce qu’il était avant tout : un homme droit », conclut Samih Sfeir.
Georges Anis Sfeir, ancien président du conseil municipal de Rayfoun et ami du patriarche maronite, rappelle que Nasrallah Sfeir « était entre autres à la base de la création du Rassemblement de Kornet Chehwan et relisait les communiqués de ce noyau souverainiste créé en 2001 avant leur publication ».
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« C’est un homme simple, un érudit, presque un ascète qui mangeait peu, dormait tôt et détestait le favoritisme. Jamais il n’a privilégié les habitants de son village par rapport à d’autres chrétiens. Et pourtant, il connaissait le nom de tout le monde, il n’avait oublié personne. Quand il rencontrait quelqu’un de Rayfoun, il lui demandait des nouvelles de sa famille et de son travail », dit-il.
Georges Sfeir a été chargé à la fin des années 1990 de transformer la maison familiale du patriarche maronite en bibliothèque et dispensaire. « Il m’avait dit : “Ce projet est pour Rayfoun. L’argent de Bkerké appartient à Bkerké mais cette bibliothèque est mon projet personnel pour le village.” Il a donné des milliers de livres à la bibliothèque et encouragé Caritas à tenir le dispensaire », dit-il.
Les lieux abritent également au sous-sol un musée de tous les cadeaux reçus par le cardinal maronite. Les lieux rassemblent des milliers d’écussons et de souvenirs hétéroclites, qui lui ont été remis aussi bien par les maires de grandes villes aux États-Unis et de notables maronites de la diaspora d’Amérique latine, que par des paroisses de villages perdus dans les montagnes les plus reculées du Liban. Dans ce musée, ils sont tous exposés sur un pied d’égalité.
Le patriarche Sfeir possédait des terrains hérités de son père dans son village. Il les a légués à Bkerké.
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Kesrouanais du littoral, contrairement au Kesrouanais de Rayfoun, le patriarche Nasrallah Sfeir, je suis rancunier comme la mule du Pape. Quoi qu'il arrive et dans tous les cas de figure, je ne pardonnerai jamais aux voyous aounistes ni à leur mentor d'avoir agressé physiquement le patriarche Sfeir vers la fin des années 80. Allah Yerhamou.
12 h 23, le 13 mai 2019