C’est l’histoire d’une femme, mère bien avant le temps, qui a dû faire le choix terrible d’abandonner son nouveau-né à l’adoption, parce qu’il « n’y avait aucune autre alternative ».
« On m’a applaudie, on m’a critiquée ; certains ont vu en moi une personne exceptionnellement courageuse, ou une pauvre victime, et d’autres un monstre. Je suis juste une femme qui a fait un choix difficile mais qui m’a appris à devenir une femme libre. Féminine, pas féministe. » Et la chose dont elle se souviendra dans chacun de ses détails glaçants, trente ans plus tard, comme une brûlure qui vient régulièrement, inlassablement, lui pincer le cœur, c’est ce couloir sans fin d’un hôpital britannique qui allait alors la séparer, définitivement, du bébé qu’elle venait de mettre au monde. « Maria », en hommage à sa meilleure amie Maria Ousseimi, sera pendant tout ce temps, chaque matin, chaque soir, un secret, un amour que May Daouk va porter en elle, dans un lourd silence où seuls quelques privilégiés étaient admis. Aujourd’hui, parce que « tout arrive à un moment donné, pour une raison », elle peut enfin, avec beaucoup de courage et de sérénité, lever le voile sur ce secret et partager dans notre « pays-village » la suite d’une histoire chargée d’émotions : les retrouvailles. « J’ai laissé éclater ma joie et les gens ont parlé. J’assume. »
(Lire aussi : Finissons-en avec la journée des femmes, l’édito de Émilie SUEUR)
Vivre pour vivre
Tout le monde (ou presque) la connaît. « Ensemblière », comme elle aime à se définir – « je déteste le mot designer, ou pire, architecte d’intérieur », dit-elle –, « bourgeoise sunnite de Beyrouth », May Daouk, grands yeux verts, sourire parfois ironique, un sens (auto)critique et un mot qui peut être assassin, confirme : « Sans mon aspect bourgeois et mon brushing, j’aurais eu l’air de la Folle de Chaillot tellement je suis libre dans ma tête ! » Plutôt bavarde quand il s’agit de s’exprimer sur les sujets qui l’animent ou la révoltent – elle a également fait partie de Beyrouth Madinati –, sa vie aurait pu, comme elle a démarré, ressembler à celle, classique, d’une femme de son milieu et de sa culture : internat suisse pendant deux ans, puis fin d’adolescence à
Washington et Boston dans une famille traditionnelle et un ordre des choses soigneusement établi.
Mais ce 20 février va précipiter la jeune fille de 19 ans au caractère bien trempé dans un monde d’adultes : elle découvre alors la notion de liberté en assumant tout, avec, à la fois, une force et une grande fragilité. Lorsqu’elle s’aperçoit, au bout de plusieurs mois, qu’elle est enceinte, « j’avais fait un déni de grossesse », précise-t-elle, aucun autre choix n’était possible : « Je ne sais pas comment j’ai eu la lucidité de la garder et de penser à l’adoption », confie-t-elle. C’est au cœur d’une Angleterre très Jane Austin qu’elle mettra au monde Maria, entourée de sa nounou Brenda. « C’était un arrachement… » Le ventre vide, le cœur chargé, elle traversera le surlendemain ce long couloir les mains glacées, serrant une photo polaroïd, la seule, prise avec ce bébé avant qu’il ne soit déjà plus le sien. Immédiatement, elle prendra toutes les mesures nécessaires pour lui assurer une famille idéale, un cadre épanouissant, et la promesse d’un bel avenir. « Tous les matins, je me suis demandé si j’avais pris la bonne décision, si je n’avais pas été égoïste. Tout ce qui m’intéressait, c’était de la protéger et de ne pas me transformer en personne aigrie, pour le jour où je pourrais la retrouver. Je devais être conséquente avec cet acte premier, à la hauteur de cet abandon. »
(Lire aussi : Trois pionnières libanaises auxquelles on doit beaucoup...)
Partir, revenir
Ce jour-là arrivera sans prévenir, après 31 années où May Daouk a fait carrière dans le domaine de la décoration, appris le métier sur le tas auprès de la célèbre designer Bunny Williams à New York, « mon mentor », contracté un mariage avec un ami de longue date, et eu trois garçons : Laith (22 ans), Zeid (20 ans) et Taymour (19 ans), avec qui elle a une relation fabuleuse, puis connu un divorce et un retour définitif au Liban. Et toujours, ce silence… « Je suis une personne très positive. Je dansais sur les tables, mais j’étais triste à l’intérieur ! » Face au temps qui passe, aux remarques apparemment anodines qui la font vibrer : « C’est dommage que vous n’ayez pas une fille aussi belle que vous ! » « Combien d’enfants avez-vous ? » ou encore « Les filles, c’est autre chose », elle attend. Un signe, une volonté de la part de cette fille qu’elle ne connaît pas, de la connaître : parce que Maria sait qui est sa mère biologique. « Je lui avais laissé un pendentif calligraphié avec le mot Allah et un œil bleu. » C’est sur les réseaux sociaux que Maria se manifeste, avec pudeur. Un message, une envie. Suivra une correspondance de deux semaines « jusqu’à ce qu’on décide de se voir ». May Daouk s’embarque pour Londres. Comme dans un film de Lelouch, les deux femmes se retrouvent sur le quai d’une gare, se découvrent, se trouvent en se retrouvant. Deux mois plus tard, le temps de remettre ses esprits et ses émotions en place, elle partage la nouvelle avec ses fils en les prévenant : « Pas de jugements rapides, ayez de la compassion, vous ne savez jamais qui est la personne qui se trouve en face de vous. »
Depuis mai 2017, au gré des voyages et de ses venues au Liban, des Noëls et des anniversaires partagés avec ses deux familles, Maria et sa mère tentent de rattraper le temps, pas vraiment perdu, et de partager leurs différences et leurs ressemblances, évidentes quand on les voit ensemble. « C’est résolu, mais ce n’est pas oublié », précise enfin May Daouk qui planche sur un livre rédigé d’abord en anglais, mais qui sera traduit en arabe, « ma langue maternelle, pour faire une différence au Liban et faire avancer les lois».Happy ending d’une histoire qui a gardé des blessures enrichissantes et, pour conclure, ces quelques mots : « Il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir de l’amour… Une femme n’est pas forte pour les raisons qu’on croit, mais parce qu’elle a dû assumer sa vie. »
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commentaires (5)
J'ai eu des larmes aux yeux c'est une belle histoire entre une mère et sa fille
Eleni Caridopoulou
18 h 25, le 08 mars 2019