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Liban - Face à la précarité

Le combat d’« Abou Nabil », garagiste, pour vivre dignement

Leur quotidien est un combat, leur avenir et celui de leurs proches un point d’interrogation. Alors que la situation économique du Liban ne cesse de se dégrader, ils sont en première ligne. Eux, ce sont les représentants d’une classe sociale fragile, précaire, qui lutte au quotidien, à Beyrouth et ailleurs au Liban. Nous avons décidé de leur donner la parole pour comprendre leurs difficultés, leurs aspirations, leurs espoirs et leurs sacrifices. Aujourd’hui, rencontre avec « Abou Nabil », ancien combattant communiste devenu garagiste dans le quartier de Barbir.

Hassan el-Souri, alias « Abou Nabil », dans son garage situé dans le quartier Barbir à Beyrouth. Photo Matthieu Karam

Trois cent cinquante dollars. C’est environ ce que gagne chaque mois « Abou Nabil », 66 ans, dans son garage perdu dans une ruelle du quartier de Barbir, à Beyrouth. À peine un peu plus de la moitié du salaire minimum.

« Abou Nabil », c’est un nom de guerre qu’il s’est lui-même décerné lorsqu’il était combattant au sein du Parti communiste, durant la guerre civile libanaise. « C’est ma manière de rendre hommage à un frère d’armes, Nabil, tombé lors d’une rude bataille à Mtein », raconte cet homme dont le visage rond est barré d’une épaisse moustache blanche. Natif de Tarik Jdidé, Hassan el-Souri, de son vrai nom, a survécu à 18 blessures par balle, dont l’une a transpercé ses deux joues. La mort, il l’a frôlée à de nombreuses reprises lorsqu’il était sur le front, luttant pour la cause en laquelle il croyait.

Aujourd’hui, Abou Nabil mène un combat d’une autre nature. Une lutte quotidienne pour vivre dignement grâce à son garage dans lequel il offre quelques services de maintenance automobile. Changer un pneu, ou l’huile, dont les bidons sont rangés sur des étagères en métal.


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Les fortes pluies qui s’abattent ce jour-là sur Beyrouth ont fait fuir les quelques clients qu’espérait Abou Nabil. Pas de quoi néanmoins perturber la routine de ce père de deux filles, six fois grand-père déjà. Vivant dans un appartement qu’il partage avec son épouse juste au-dessus de son garage, Abou Nabil est matinal. « Je dors très mal la nuit. Souvent, je reste debout, des heures durant, sur mon balcon. Dès que le soleil se lève, je me douche, je me rase et je descends ouvrir mon garage. Il y a toujours quelques clients le matin », raconte-t-il. « L’un s’arrête pour ajuster la pression des pneus. Un autre vient pour rajouter un litre ou deux d’huile de moteur. Il y a des jours où l’on travaille moins que d’autres, mais au final, j’ai toujours quelques clients. »


« J’aurais pu voler ou piller »

Durant la guerre civile, Abou Nabil gagnait plutôt bien sa vie. Lorsque Israël envahit le Liban en 1982, ce combattant communiste résiste pendant des jours à l’occupant qui contrôle une partie de la capitale. Ayant aussi eu maille à partir avec les troupes syriennes, il devra se résigner à fuir le pays pour l’Arabie saoudite, où il arrive après un périple à travers la Békaa, la Syrie puis la Jordanie. Son épouse, une infirmière qui s’est occupée de lui lorsqu’il a été blessé au visage, le rejoindra quelques mois plus tard. En Arabie saoudite, Abou Nabil travaille dans le bâtiment. « Je gagnais assez d’argent pour vivre dignement, mais pas plus », se souvient-il. Ses deux filles naîtront dans le royaume wahhabite. Mais ce Libanais ne veut pas voir ses enfants grandir là-bas : « La société saoudienne est fermée. Je ne voulais pas que mes filles grandissent dans cet environnement. »


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Alors que la guerre au Liban touche à sa fin, Abou Nabil et sa famille décident de rentrer chez eux, quartier Barbir. C’est alors qu’il reprend le garage hérité de son père, et que tenait jusque-là son frère, avant que ce dernier ne se fasse opérer du cœur et ne prenne sa retraite. « J’ai tenté de me lancer dans la vente de denrées alimentaires, mais personne ne voulait me donner un coup de pouce au début », explique-t-il. « J’aurais pu voler ou piller, mais je n’ai jamais rien volé de toute ma vie, même durant la guerre », dit-il encore.

Finalement, c’est dans la vente d’huiles de moteur qu’il se lance au début des années 1990. « J’achète de petites quantités à mon fournisseur et je lui reverse un pourcentage à la fin de chaque semaine », explique Abou Nabil. « D’ici à la fin de l’année, je vais probablement devoir m’endetter auprès de lui », s’inquiète-t-il.

Même s’il n’a pas de loyer à payer pour son garage et son logement, également hérité de son père, Abou Nabil s’en sort difficilement. « Je dépense toutes mes recettes pour payer deux factures d’électricité, celle du courant fourni par l’État et celle du générateur privé. Je paie aussi trois factures d’eau : celle de l’abonnement de l’État, celle des citernes privées, sachant qu’il y a souvent des coupures, et une troisième facture pour l’eau potable. Mon épouse et moi économisons autant que possible l’eau que nous consommons. »


« Ma dignité ne me le permet pas »

Mais la guerre et les années ont aussi laissé des séquelles dans le corps de ce sexagénaire. « Je dépense environ 175 000 LL par mois pour acheter mes médicaments, car je souffre de problèmes d’hypertension, du cœur et de mauvais cholestérol, entre autres », raconte Abou Nabil, qui ne peut pas se payer une assurance maladie et ne bénéfice pas de la Sécurité sociale. « Mes voisins me demandent : “Si un jour tu dois être hospitalisé, comment feras-tu ? Nous allons devoir organiser une collecte de fonds pour toi.” »


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Mais Abou Nabil ne veut compter que sur lui-même. « Je vis grâce à mon commerce. Il m’est arrivé d’envisager de demander à ma fille qui vit au Liban de m’inscrire à la Sécurité sociale, mais je me retiens de le faire. Elle a assez de dépenses comme ça avec sa famille, et mon sens de la dignité ne me le permet pas. »

Ses difficultés financières se font ressentir jusque dans son assiette. Dans son garage où il passe le plus clair de son temps, parfois jusqu’à 21h, une boîte de labné côtoie une autre de fromage à tartiner. Quelques œufs, des oignons. Voilà à quoi ressemble le déjeuner du garagiste. « Parfois, j’ai envie de m’offrir un poulet rôti, de la viande, mais je ne peux pas me le permettre. Un plat pareil me coûterait 25 000 LL. Il me faut une ou deux journées de travail pour obtenir une telle somme. Si je veux m’offrir un hamburger, il me faut cinq ou six clients pour payer un tel plat. Je préfère régler d’abord ma facture d’électricité, plutôt que de me laisser aller à ce luxe », explique-t-il. Pour ses cigarettes, Abou Nabil a opté pour une marque locale à 750 LL, deux à trois fois moins chère que les marques étrangères. Mais avec les deux chats qui squattent son garage, Abou Nabil se montre généreux. Il garde une bonne dizaine de boîtes de conserve sous la main pour les nourrir. « Les chats ne volent pas et ne sont pas malhonnêtes. Et ils font preuve d’affection », dit-il.

Aujourd’hui, Abou Nabil n’a plus aucune illusion, seulement quelques regrets. « Je regrette d’avoir porté les armes durant la guerre. J’ai coupé tous les liens avec le Parti communiste.» Mais cela ne l’a pas rendu indifférent aux problèmes sociaux qui pèsent sur la population libanaise. Lors des manifestations contre la crise des déchets, en 2015, et celles pour réclamer une nouvelle grille des salaires pour les fonctionnaires, Abou Nabil a battu le pavé. Ce qui lui a valu d’être frappé par les forces de l’ordre et quelques casseurs infiltrés. Du coup, il ne manifestera plus.

« Nos politiciens sont responsables de cette situation. Mais nous, citoyens, avons voté pour eux. Nous sommes donc au final les seuls responsables. Il faut boycotter les élections ! » s’insurge-t-il. « Le chanteur Ragheb Alamé a entièrement raison de dire dans son dernier tube que “le pays est perdu”», poursuit Abou Nabil, en s’en prenant au député Hikmat Dib qui avait violemment critiqué le chanteur pour son pessimisme.

« Il est trop tard pour moi, je suis vieux. En février, j’aurai 66 ans, mais j’ai l’impression d’avoir 66 millions d’années au compteur à cause de tout ce que j’ai vécu », soupire Abou Nabil. Au final, philosophe, l’ancien militant communiste lâche : « Nous sommes tous égaux devant Dieu, riches et pauvres. »

Trois cent cinquante dollars. C’est environ ce que gagne chaque mois « Abou Nabil », 66 ans, dans son garage perdu dans une ruelle du quartier de Barbir, à Beyrouth. À peine un peu plus de la moitié du salaire minimum. « Abou Nabil », c’est un nom de guerre qu’il s’est lui-même décerné lorsqu’il était combattant au sein du Parti communiste, durant la...

commentaires (4)

Tout mon respect a Abou Nabil , c'est un vrai philosophe

Eleni Caridopoulou

17 h 59, le 04 février 2019

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Commentaires (4)

  • Tout mon respect a Abou Nabil , c'est un vrai philosophe

    Eleni Caridopoulou

    17 h 59, le 04 février 2019

  • Un des héros des temps modernes !

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    17 h 00, le 04 février 2019

  • C'est un noble.

    Eddy

    09 h 43, le 04 février 2019

  • Non non Abou Nabil !, il ne faut pas boycotter les elections, car justement c est comme cela que les memes se font toujours re-élire. il faut voter, mais hors du clientélisme !

    Aboumatta

    07 h 32, le 04 février 2019

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