« Si la situation ne change pas, nous ne pourrons pas nous permettre d’avoir un deuxième enfant. » Chantal Béchara, qui a grandi entourée de deux frères et deux sœurs, a toujours rêvé d’avoir, un jour, une famille nombreuse. Mais en raison de la précarité de sa situation financière et professionnelle, cette enseignante contractuelle de 27 ans doit, aujourd’hui, se faire une raison.
« Entre les couches, les vaccins, le lait ou encore les médicaments », s’occuper de Sami, son fils âgé de six mois, pèse déjà lourd sur le budget très serré de la famille Béchara, installée dans la banlieue de Jbeil, au nord de Beyrouth. En effet, avec son salaire qui n’est pas versé tous les mois, et celui de son mari Peter, travailleur indépendant dans le secteur de la construction et payé en fonction des chantiers sur lesquels il est employé, les Béchara arrivent souvent tout juste à boucler les fins de mois.
Rien de superflu
« On évite toutes les dépenses superflues, on ne sort pas, on ne voyage pas », explique la jeune Libanaise, qui avait pourtant l’habitude de voir du pays lorsqu’elle habitait encore chez ses parents. « La priorité, aujourd’hui, c’est de payer la maison », dit-elle. Et l’électricité, le générateur, les charges, les traites de la voiture, la Sécurité sociale qui n’est assurée ni par son emploi ni par celui de son époux, l’essence, les dépenses de tous les jours, les imprévus… et les occasions exceptionnelles. Comme il y a quelques mois, avec le baptême de Sami, pour lequel « l’église a demandé 500 dollars, rien que pour la cérémonie ». Un vrai gouffre dans un budget qui dépasse rarement les 1 000 dollars fixes par mois.
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Ces dépenses, parfois inattendues, c’est Chantal Béchara qui les prend en charge. « Avec mon salaire, que je perçois en trois versements pour les dix mois de l’année scolaire, il m’est difficile de contribuer de façon régulière aux frais du ménage. J’aide à payer certaines factures et je mets de côté ce qui reste pour les dépenses inhabituelles ou les situations d’urgence », explique-t-elle. Mais ce petit bas de laine reste limité et n’est certainement pas suffisant, ni assez stable, pour de grands projets. « Il n’est vraiment pas facile de s’organiser à long terme », indique la professeure en informatique, payée à l’heure.
Surplace professionnel
« Les cours sont parfois annulés, entre autres l’hiver, lorsque les écoles ferment à cause du mauvais temps », explique l’enseignante, qui travaille dans les écoles publiques de Ehmej, Mayfouk et Qartaba, trois villages situés sur les hauteurs de Jbeil et régulièrement recouverts par la neige en hiver, tout comme les routes permettant d’y accéder. « En cas de grève, c’est la même chose. Ce sont des heures perdues pour moi », souligne avec une pointe de lassitude la jeune femme, dont le statut de contractuelle dans le public la prive de tout avantage. « En tant que contractuels, nous, profs d’informatique, de musique et de sport, sommes payés par des pays donateurs et n’avons donc pas pu bénéficier des augmentations de salaire liées à l’adoption de la nouvelle grille des salaires pour les fonctionnaires du public. Je suis payée 18 000 livres libanaises (12 dollars) de l’heure depuis cinq ans, et tant que je conserve ce statut, ce montant ne va pas augmenter », indique la brunette, qui n’a pas grand espoir de voir changer sa situation. Car « en tant que contractuelle dans l’enseignement public, je n’ai pas accès aux formations ni aux examens nécessaires pour avoir un jour la chance d’être titularisée ». « C’est totalement illogique. Je travaille un jour par semaine pour enregistrer des données dans un programme utilisé par le ministère, et pour cela, j’ai dû passer un test. Mais ma position actuelle m’empêche de prouver mes compétences dans le métier que je fais tous les jours, depuis des années », s’indigne-t-elle.
Le futur en suspens
Cette carrière qui fait du surplace, « à cause de décisions administratives éloignées de la réalité du terrain », impacte depuis longtemps sa vie familiale. Si aujourd’hui cette stagnation professionnelle l’empêche d’imaginer une maison remplie d’enfants, il y a quelques années, elle retardait le moment où, avec son mari, ils allaient pouvoir se lancer dans une vie à deux... puis à trois.
« Nous avons attendu quatre ans avant de nous installer ensemble. Pendant ces années, nous avons fait des économies pour assurer de solides fondations à notre future famille », raconte la jeune femme, mariée depuis un an et demi. Cette petite épargne a servi à payer un cinquième du prix total de leur appartement, la seule façon pour eux d’obtenir un prêt subventionné au logement et de se permettre de devenir propriétaires de leur « chez-eux ».
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Pendant cette mise entre parenthèses de leur future vie de famille, et après avoir fini ses études, Chantal Béchara a décidé de remiser sa passion pour l’enseignement et postulé dans une société de programmation à Beyrouth, où elle est restée un an. « C’était beaucoup mieux payé, avec des promesses d’augmentations régulières. Mais l’horaire ne convenait pas du tout à ce que je voulais pour ma vie de famille. Je me levais à 5h du matin et rentrais après 19h, c’était éprouvant, et il aurait été impossible d’élever un enfant dans ces conditions. Alors j’ai dû faire un choix », souligne-t-elle.
Face aux défis que l’avenir leur réserve et à l’impression qu’inévitablement, « à un moment, au Liban, la situation se bloque », la perspective de l’émigration, si tentante pour de nombreux jeunes, revient parfois dans les discussions entre Chantal Béchara et son mari. « On en discute, parce que tout semble tellement plus facile ailleurs… Mais je ne sais pas si on pourra franchir le pas. Malgré tout, le Liban est beau et on garde toujours espoir que la situation s’améliore », avoue-t-elle.
Une mission
Une « amélioration » serait, aujourd’hui, pour cette professeure d’informatique, la simple possibilité de faire ses preuves pour être titularisée. « Sans ce grand point d’interrogation et certaines contraintes matérielles, comme le fait qu’il n’y a parfois qu’un ordinateur pour trois élèves, je ne garderais de mes cinq premières années dans l’enseignement qu’un beau souvenir », affirme-t-elle. Elle raconte d’ailleurs avec tendresse la motivation de certains élèves qui préparent des devoirs qu’elle n’a pas imposés ou arrivent en classe avec une foule de questions.
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Malgré les obstacles et les frustrations, Chantal Béchara considère toujours son métier comme une véritable mission : « L’informatique a pris une place essentielle dans tous les secteurs, les enfants doivent pouvoir faire plus que se débrouiller avec un ordinateur. » Déplorant le programme scolaire qui ne correspond pas toujours aux attentes ou aux besoins des élèves, elle frémit à l’idée d’envoyer à l’université, puis sur le marché du travail, « des jeunes qui ne savent pas créer une présentation digne de ce nom, créer un site web ou utiliser Excel ». Elle semble, alors, plus inquiète pour l’avenir de ses élèves que pour le sien.
commentaires (8)
...500 $ pour un baptême...quelle honte de la part de ces prélats ! Comme il y a de nombreux baptêmes durant l'année, ces "hommes de religion" doivent s'amasser de jolies sommes... comme quoi le dieu dollar règne aussi...dans les églises !!! Irène Saïd
Irene Said
09 h 13, le 08 février 2019