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Liban - Face à la précarité

Pour Antranik Tateossian, 89 ans, la retraite n’est pas une option

Leur quotidien est un combat, leur avenir et celui de leurs proches un point d’interrogation. Alors que la situation économique du Liban ne cesse de se dégrader, ils sont en première ligne. Eux, ce sont les représentants d’une classe sociale fragile, précaire, qui lutte au quotidien, à Beyrouth et ailleurs au Liban. Nous avons décidé de leur donner la parole pour comprendre leurs difficultés, leurs aspirations, leurs espoirs et leurs sacrifices. Aujourd’hui, rencontre avec Antranik Tateossian, 89 ans et toujours commerçant.

Photo Matthieu Karam

Dès les premières heures de la matinée, la rue Saint-Louis, dans le quartier populaire de Fassouh, à Achrafieh, grouille de vie et d’animation. Automobilistes en route pour le travail, commerçants remontant leur rideau de fer, mères au foyer faisant les courses pour le dîner du soir... Tout ce monde s’entremêle dans un bruit assommant.

Au coin de la rue existe pourtant une oasis de calme : il suffit de franchir l’entrée du bric-à-brac d’Antranik Tateossian pour que le temps se fige. Au milieu des étagères poussiéreuses couvertes de parfums, déodorants et collants d’une autre époque, trône ce Libano-Arménien de 89 ans. Voilà bientôt 60 ans qu’il loue et gère ce magasin.

Chemise vert clair bien repassée, gilet blanc et pantalon beige impeccable, Antranik Tateossian réserve un accueil chaleureux aux rares personnes qui s’aventurent dans sa caverne d’Ali Baba. Car les clients se sont volatilisés. « Il n’y en a plus. Depuis deux ans, l’activité s’est quasi arrêtée », soupire-t-il. Les heures passent, et malgré une météo anormalement douce, personne n’entre dans sa boutique. Quand une employée de maison débarque enfin, une lueur s’allume dans les yeux du vieil homme. L’espoir est de courte durée. La jeune femme est venue échanger une ampoule, mais la facture qu’elle brandit porte le nom du supermarché d’en face...


(Dans la même série : Le combat d’« Abou Nabil », garagiste, pour vivre dignement)


Seuls deux ou trois voisins brisent la monotonie du quotidien du commerçant lorsqu’ils font irruption dans le magasin pour lui dire bonjour. Alors, pour tuer le temps, M. Tateossian bouquine. « Je lis pour la troisième fois Dieu et la Science, de Jean Guitton », dit, dans un français parfait, ce croyant qui n’a pas perdu espoir, même si la vie ne lui a pas fait de cadeau.


« Ma vie a toujours été difficile »

C’est à cinq ans qu’Antranik Tateossian, né en 1929 à Homs en Syrie où la famille se trouvait en voyage, perd son père. Quelques années plus tard, sa mère se remarie et abandonne Antranik et son frère dans la foulée. Son oncle paternel accueille les deux enfants à Alexandrette (territoire anciennement rattaché à la Syrie et actuellement en Turquie) après leur séjour dans un orphelinat libanais.

M. Tateossian se mariera à trois reprises. Après une union de vingt ans, il perd sa première épouse puis son unique fille, emportée par un cancer, à la fin des années 1970, avant de se remarier quelques années plus tard. Une relation qui prend fin au bout de huit ans, quand sa conjointe est emportée un matin par une crise cardiaque. Au début des années 2000, il se remarie une troisième fois. Antranik Tateossian survit également à trois conflits : la Seconde Guerre mondiale, la miniguerre civile libanaise de 1958 et la guerre civile de 1975-1990.

« Ma vie a toujours été difficile, mais je n’ai jamais fermé ma boutique. Même sous les obus, j’insistais à l’ouvrir. Les clients venaient faire leurs courses ici. On travaillait bien à cette époque », dit celui qui n’a plus jamais quitté Achrafieh, où il a également élu domicile à une dizaine de mètres de son magasin.

Il fut un temps où les affaires d’Antranik Tateossian allaient bien. « Je louais une boutique dans le centre-ville de Beyrouth, mais Solidere (la société immobilière de la famille Hariri qui a reconstruit le centre-ville de la capitale après la guerre civile) m’a expulsé du magasin contre une modique somme, raconte-t-il. J’ai par la suite acheté des actions de la chaîne de télévision OTV. Mais j’ai dû en vendre la moitié, ce qui ne m’a rapporté que 2 500 dollars. Je n’ai malheureusement fait aucun bénéfice avec cette opération. »

Aujourd’hui, cet homme, véritable touche-à-tout qui a notamment été photographe et pâtissier pendant des années, se retrouve à passer le plus clair de son temps dans son magasin, à tuer l’ennui. « À mon âge, plus personne ne travaille. Je devrais être doublement retraité », lâche-t-il.


« Cette boutique est comme un enfant pour moi »

Mais la retraite, il ne peut pas vraiment se la permettre. Malgré toutes ces années de labeur, M. Tateossian n’est à ce jour pas propriétaire. Entre le loyer de sa boutique, d’un local adjacent dans lequel il stocke des produits, et de son appartement, il doit débourser environ 5 000 dollars par an. « J’ai des dépenses que je suis tenu d’honorer », dit-il en esquivant une question sur un éventuel endettement. « Soit je mets la clé sous la porte, soit je continue à travailler. Cette boutique est comme un enfant pour moi, je l’entretiens depuis 1959. Ce serait navrant de devoir la fermer un jour, même si je ne crois plus en une reprise de l’activité », reconnaît-il.


(Dans la même série : Hussein Salloum sillonne le bitume pour offrir un avenir à ses filles)


M. Tateossian refuse aussi de quitter le Liban, malgré les conseils de ses proches. « Il y a une trentaine d’années, un diseur de bonne aventure m’a pris la paume de la main et m’a dit : “Tu vivras longtemps, mais tu souffriras 24h sur 24h pour gagner ton pain.” Il avait raison ! » lance-t-il. « Si tu n’as pas de chance dans la vie, il n’y a rien à faire. Un gramme de chance vaut une centaine de kilos d’intelligence et de bon sens. Je m’active toute la journée, mais je suis malchanceux. »

La malchance n’explique pas tout, estime-t-il pourtant. Son malheur, la classe politique qui dirige le pays y est aussi pour quelque chose, selon lui. « Nos politiciens sont tous les mêmes. Jean s’en va, Joseph le remplace. Joseph rentre chez lui, Michel vient à sa place. Ils se moquent de tous les citoyens. Ils sont responsables de la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui », s’emporte-t-il. Il n’épargne pas le chef de l’État, Michel Aoun. « Le président de la République est le père des Libanais. Si lui ne s’occupe pas de ses enfants, qui va le faire à sa place ? Nos voisins ? Un État ne se bâtit pas avec des paroles. »


« Le Liban est devenu une maison de retraite »

« Depuis deux ans, nous régressons sans cesse. Les Libanais ne font que du lèche-vitrine, ils n’ont plus de pouvoir d’achat. La moitié de mes clients ont émigré », explique-t-il. « Le Liban est devenu une maison de retraite pour nous les vieux. Tous nos jeunes sont partis à l’étranger. Même les réfugiés syriens qui faisaient bouger le commerce et venaient faire leurs courses chez moi ont disparu. »


(Dans la même série : Pour Chantal Béchara, enseignante contractuelle, l’avenir est en suspens)


Comment fait alors Antranik Tateossian pour tenir le coup aujourd’hui ? « Je dépense dix fois moins qu’avant. Quand on n’a plus les même moyens, on ne mène plus le même train de vie », dit-il avec amertume.

Sa situation précaire ne l’empêche pas de ressentir de la compassion pour ceux qui se trouvent dans une situation plus difficile que la sienne. « Heureusement que je n’ai pas beaucoup de dépenses ni d’enfants à charge. Mais j’ai de la peine pour les familles nombreuses qui sont submergées par le coût de la vie ».

Son secret pour résister et tenir le coup ? L’acceptation. « Je n’envie pas ceux qui sont dans une meilleure situation que la mienne. Je regarde plutôt ceux qui sont moins bien lotis que moi et je remercie Dieu pour ce que j’ai ».


Dès les premières heures de la matinée, la rue Saint-Louis, dans le quartier populaire de Fassouh, à Achrafieh, grouille de vie et d’animation. Automobilistes en route pour le travail, commerçants remontant leur rideau de fer, mères au foyer faisant les courses pour le dîner du soir... Tout ce monde s’entremêle dans un bruit assommant.Au coin de la rue existe pourtant une oasis de...

commentaires (6)

Quel courage j'ai eu des larmes aux yeux

Eleni Caridopoulou

17 h 38, le 05 février 2019

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Commentaires (6)

  • Quel courage j'ai eu des larmes aux yeux

    Eleni Caridopoulou

    17 h 38, le 05 février 2019

  • C dire combien mal et peu l'etat libanais s'occupe de ses citoyens. Surtout les vieux d'entre eux.

    Gaby SIOUFI

    10 h 31, le 05 février 2019

  • Pas de commentaire..... Où est la solidarité entre les Hommes?....entre les gens qui se disent humains?... Merci OLJ pour mettre ces situations à la lumière du jour.

    Eddy

    10 h 29, le 05 février 2019

  • C'est toute notre société qui est touchante avec ses réussites mais aussi fatalement ses déboires et ses échecs. On voit bien que les difficultés économiques du pays aggravées depuis deux ou trois ans frappent directement les petits...petits commerçants et artisans, au même titre que les employés et salariés des petites entreprises toute particulièrement. La stagnation de l'économie en 2018, liée à l'absence du gouvernement a spécialement aggravé leur situation. Il nous reste qu'à espérer....un mieux et rapidement. Bravo Monsieur Tateossian Antranik, quel courage de continuer à vous battre à vos 89 ans. Respects.

    Sarkis Serge Tateossian

    10 h 25, le 05 février 2019

  • Que de malheurs! Et toujours le moral, bravo!

    NAUFAL SORAYA

    08 h 32, le 05 février 2019

  • ""M. Tateossian se mariera à trois reprises. Après une union de vingt ans, il perd sa première épouse puis son unique fille, emportée par un cancer, à la fin des années 1970, avant de se remarier quelques années plus tard. Une relation qui prend fin au bout de huit ans, quand sa conjointe est emportée un matin par une crise cardiaque. Au début des années 2000, il se remarie une troisième fois. Antranik Tateossian survit également à trois conflits : la Seconde Guerre mondiale, la miniguerre civile libanaise de 1958 et la guerre civile de 1975-1990."" Un vrai chemin de croix. M. Tateossian est un vrai résistant, et son parcours est éloquent. Se marier trois fois, quel optimiste !

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    01 h 40, le 05 février 2019

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