Dès les premières heures de la matinée, la rue Saint-Louis, dans le quartier populaire de Fassouh, à Achrafieh, grouille de vie et d’animation. Automobilistes en route pour le travail, commerçants remontant leur rideau de fer, mères au foyer faisant les courses pour le dîner du soir... Tout ce monde s’entremêle dans un bruit assommant.
Au coin de la rue existe pourtant une oasis de calme : il suffit de franchir l’entrée du bric-à-brac d’Antranik Tateossian pour que le temps se fige. Au milieu des étagères poussiéreuses couvertes de parfums, déodorants et collants d’une autre époque, trône ce Libano-Arménien de 89 ans. Voilà bientôt 60 ans qu’il loue et gère ce magasin.
Chemise vert clair bien repassée, gilet blanc et pantalon beige impeccable, Antranik Tateossian réserve un accueil chaleureux aux rares personnes qui s’aventurent dans sa caverne d’Ali Baba. Car les clients se sont volatilisés. « Il n’y en a plus. Depuis deux ans, l’activité s’est quasi arrêtée », soupire-t-il. Les heures passent, et malgré une météo anormalement douce, personne n’entre dans sa boutique. Quand une employée de maison débarque enfin, une lueur s’allume dans les yeux du vieil homme. L’espoir est de courte durée. La jeune femme est venue échanger une ampoule, mais la facture qu’elle brandit porte le nom du supermarché d’en face...
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Seuls deux ou trois voisins brisent la monotonie du quotidien du commerçant lorsqu’ils font irruption dans le magasin pour lui dire bonjour. Alors, pour tuer le temps, M. Tateossian bouquine. « Je lis pour la troisième fois Dieu et la Science, de Jean Guitton », dit, dans un français parfait, ce croyant qui n’a pas perdu espoir, même si la vie ne lui a pas fait de cadeau.
« Ma vie a toujours été difficile »
C’est à cinq ans qu’Antranik Tateossian, né en 1929 à Homs en Syrie où la famille se trouvait en voyage, perd son père. Quelques années plus tard, sa mère se remarie et abandonne Antranik et son frère dans la foulée. Son oncle paternel accueille les deux enfants à Alexandrette (territoire anciennement rattaché à la Syrie et actuellement en Turquie) après leur séjour dans un orphelinat libanais.
M. Tateossian se mariera à trois reprises. Après une union de vingt ans, il perd sa première épouse puis son unique fille, emportée par un cancer, à la fin des années 1970, avant de se remarier quelques années plus tard. Une relation qui prend fin au bout de huit ans, quand sa conjointe est emportée un matin par une crise cardiaque. Au début des années 2000, il se remarie une troisième fois. Antranik Tateossian survit également à trois conflits : la Seconde Guerre mondiale, la miniguerre civile libanaise de 1958 et la guerre civile de 1975-1990.
« Ma vie a toujours été difficile, mais je n’ai jamais fermé ma boutique. Même sous les obus, j’insistais à l’ouvrir. Les clients venaient faire leurs courses ici. On travaillait bien à cette époque », dit celui qui n’a plus jamais quitté Achrafieh, où il a également élu domicile à une dizaine de mètres de son magasin.
Il fut un temps où les affaires d’Antranik Tateossian allaient bien. « Je louais une boutique dans le centre-ville de Beyrouth, mais Solidere (la société immobilière de la famille Hariri qui a reconstruit le centre-ville de la capitale après la guerre civile) m’a expulsé du magasin contre une modique somme, raconte-t-il. J’ai par la suite acheté des actions de la chaîne de télévision OTV. Mais j’ai dû en vendre la moitié, ce qui ne m’a rapporté que 2 500 dollars. Je n’ai malheureusement fait aucun bénéfice avec cette opération. »
Aujourd’hui, cet homme, véritable touche-à-tout qui a notamment été photographe et pâtissier pendant des années, se retrouve à passer le plus clair de son temps dans son magasin, à tuer l’ennui. « À mon âge, plus personne ne travaille. Je devrais être doublement retraité », lâche-t-il.
« Cette boutique est comme un enfant pour moi »
Mais la retraite, il ne peut pas vraiment se la permettre. Malgré toutes ces années de labeur, M. Tateossian n’est à ce jour pas propriétaire. Entre le loyer de sa boutique, d’un local adjacent dans lequel il stocke des produits, et de son appartement, il doit débourser environ 5 000 dollars par an. « J’ai des dépenses que je suis tenu d’honorer », dit-il en esquivant une question sur un éventuel endettement. « Soit je mets la clé sous la porte, soit je continue à travailler. Cette boutique est comme un enfant pour moi, je l’entretiens depuis 1959. Ce serait navrant de devoir la fermer un jour, même si je ne crois plus en une reprise de l’activité », reconnaît-il.
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M. Tateossian refuse aussi de quitter le Liban, malgré les conseils de ses proches. « Il y a une trentaine d’années, un diseur de bonne aventure m’a pris la paume de la main et m’a dit : “Tu vivras longtemps, mais tu souffriras 24h sur 24h pour gagner ton pain.” Il avait raison ! » lance-t-il. « Si tu n’as pas de chance dans la vie, il n’y a rien à faire. Un gramme de chance vaut une centaine de kilos d’intelligence et de bon sens. Je m’active toute la journée, mais je suis malchanceux. »
La malchance n’explique pas tout, estime-t-il pourtant. Son malheur, la classe politique qui dirige le pays y est aussi pour quelque chose, selon lui. « Nos politiciens sont tous les mêmes. Jean s’en va, Joseph le remplace. Joseph rentre chez lui, Michel vient à sa place. Ils se moquent de tous les citoyens. Ils sont responsables de la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui », s’emporte-t-il. Il n’épargne pas le chef de l’État, Michel Aoun. « Le président de la République est le père des Libanais. Si lui ne s’occupe pas de ses enfants, qui va le faire à sa place ? Nos voisins ? Un État ne se bâtit pas avec des paroles. »
« Le Liban est devenu une maison de retraite »
« Depuis deux ans, nous régressons sans cesse. Les Libanais ne font que du lèche-vitrine, ils n’ont plus de pouvoir d’achat. La moitié de mes clients ont émigré », explique-t-il. « Le Liban est devenu une maison de retraite pour nous les vieux. Tous nos jeunes sont partis à l’étranger. Même les réfugiés syriens qui faisaient bouger le commerce et venaient faire leurs courses chez moi ont disparu. »
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Comment fait alors Antranik Tateossian pour tenir le coup aujourd’hui ? « Je dépense dix fois moins qu’avant. Quand on n’a plus les même moyens, on ne mène plus le même train de vie », dit-il avec amertume.
Sa situation précaire ne l’empêche pas de ressentir de la compassion pour ceux qui se trouvent dans une situation plus difficile que la sienne. « Heureusement que je n’ai pas beaucoup de dépenses ni d’enfants à charge. Mais j’ai de la peine pour les familles nombreuses qui sont submergées par le coût de la vie ».
Son secret pour résister et tenir le coup ? L’acceptation. « Je n’envie pas ceux qui sont dans une meilleure situation que la mienne. Je regarde plutôt ceux qui sont moins bien lotis que moi et je remercie Dieu pour ce que j’ai ».
commentaires (6)
Quel courage j'ai eu des larmes aux yeux
Eleni Caridopoulou
17 h 38, le 05 février 2019