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Culture - Le grand entretien du mois

Itidal Haidar : la danse est transfiguration et extase...

Itidal Haidar dans « Taming of the Shrew » de Caracalla en 1982.

Prima donna de la troupe Caracalla depuis sa fondation en 1967, elle est celle pour qui on prenait l’avion des pays du Golfe à Londres, de Paris à Beyrouth ou Washington, pour la voir évoluer sous les spots de la scène. Unique et éblouissante était cette façon qu’elle avait de lever la jambe jusqu’au ciel, droite comme un levier, de tournoyer à la vertigineuse vitesse d’une toupie folle, de se casser en deux dans un sensationnel grand écart, ventre et visage plaqués au sol, de lancer ses bras et ses mains en la légèreté d’une plume dans un caressant mouvement de colombe à l’envol...

Jeune fille d’une famille de notables chiites de Baalbeck, rien ne la prédestinait à cette redoutable et spartiate discipline de fer pour les exercices du corps et encore moins à cette carrière prestigieuse où lorsqu’elle a interprété, en pas virevoltants et jetés langoureux ou électrisés, « La mégère apprivoisée » de Shakespeare, la presse britannique allait la comparer à Elizabeth Taylor et son charme sulfureux. Aujourd’hui, à 69 ans, c’est une dame d’une grande élégance avec des cheveux coupés à la lionne balayés de mèches blondes, de grands yeux de biche, une taille élancée et svelte et un bagout échappé à une voix veloutée et ferme, digne d’une Shéhérazade qui n’en finit pas de conter les années fastes du Liban, le temps où il a basculé dans l’horreur de la guerre civile ainsi que la fuite éperdue pour sauver les têtes des danseurs et le souci de convoyer un art naissant cultivé déjà dans un amour sans bornes, zèle et abnégation infinis.

Longue séance, riche en détails, précisions, noms et dates (prodigieuse mémoire comme un livre ouvert d’Itidal Haidar), pour évoquer les souvenirs d’une vie tumultueuse. Une vie qui se fond avec l’histoire du Liban, bien avant les conflits fratricides mais qui n’exclut pas les éclats d’un dur combat pour asseoir l’art de la danse au pays du cèdre ainsi que de porter un message de beauté, de patrimoine et de créativité à l’étranger, dans les plus grandes capitales européennes et mégapoles outre-atlantique. La parole est à Itidal Haidar....


Comment s’est opéré le contact avec la danse et le monde de la danse ?
Je fréquentais, en tant que jeune fille de Baalbeck, l’école des Saints-Cœurs. Et chaque fin d’année, il y avait un spectacle pour les parents et les amis. Bien sûr, j’étais invitée à y participer et j’étais souple sur les planches ! Caracalla, qui est aussi le fils de Baalbeck, recrutait ses premiers danseurs dans le terreau qui lui était proche. À l’époque, j’aimais bien danser mais pas outre mesure ! C’est Abdel Halim qui a jeté son dévolu sur moi. Il fallait avoir l’assentiment de mes parents car je n’avais que seize ans. Et puis ma famille était en vue dans la région, avec un frère qui faisait des études sérieuses d’ingénieur hydraulique à Moscou. Si ma mère était réticente, mon père, plus libre d’esprit et parfait homme civilisé, au vrai sens du terme, a accepté et m’a encouragée en jetant cette phrase : « Qu’elle fasse ce qu’elle veut… ». Cela après avoir rendu une visite à Charawné chez le père de Caracalla, un cheikh poète et proche des Haidar. Avec la consigne suivante : « Je vous confie ma fille. » Après moult controverses, l’accord a été conclu et ce fut le plus beau jour de ma vie. En 1968, avec le spectacle Jibal al-Sawan des Rahbani, on a dansé à Baalbeck ! Puis la formation approfondie, c’est-à-dire au sens académique, n’a pas tardé. En 1970, j’étais à Londres à l’école The Place de Martha Graham tout en suivant aussi, par ailleurs, des cours de danse classique à la barre avec tutus et chaussons ! Il fallait une éducation complète même si on s’aventurait dans une expression gestuelle encore inédite et on inventait un nouveau langage du corps.


Vous souvenez-vous de votre première pièce ? Quel rôle, quelle année ?
C’était le premier travail de Caracalla en 1973, Lyom, mbareh, bokra (Aujourd’hui, hier, demain) à la salle Gulbenkian. Au premier rang, il y avait Sabri Hamadé et Raymond Eddé… Et ce fut le triomphe. Wafic Ramadan, ce jour-là, a écrit que Caracalla était le Béjart de l’Orient. Et arrive cette funeste année charnière, 1975. Ce 13 avril, on était à l’Unesco pour Gharayeb Ajaeb. La nuit même, en rentrant du côté de Abou Chaker, mes collègues ont été victimes des événements : Amira Majed a été paralysée et Marcelle Herro atteinte par balles. On ne pouvait plus rester à Beyrouth entre fusillades et anarchie. On a déménagé alors au théâtre de La Cité à Jounieh. Puis, en 1978, il y eut la création de Khyam el-Soud (les tentes noires) où j’étais l’épouse et la mariée. C’est ainsi que je suis devenue la célèbre Bédouine de la pièce. Itidal Haidar était découverte ! C’est cette année-là justement que Yves Saint-Laurent, qui avait assisté à la pièce, introduit le bandeau et le « sherwal ». À Amman, le roi Hussein déclare que ce travail est une gloire pour les pays arabes et nous ouvre toutes grandes toutes les portes. Il avait mis alors la compagnie d’aviation jordanienne Alia à la disposition de la troupe Caracalla, dont je faisais partie et j’en étais la tête d’affiche. Tout en assumant une fonction de PR, d’ordonnatrice et d’organisatrice qui perdure jusqu’aujourd’hui.


Quel est le rôle que vous avez le plus aimé et la pièce la plus réussie ?
The Taming of the shrew (La mégère apprivoisée) donnée à Londres avec mon visage en grand sur l’affiche. C’était vraiment réussi. Shakespeare aurait rigolé. Vous vous imaginez, c’était impensable, des gens de l’Orient faisant du Shakespeare… Mais aussi Le songe d’une nuit d’Orient où j’étais la fée amoureuse de l’âne, ainsi que Khyam el-Soud. Les plus beaux spectacles, pour moi – mais je n’y étais pas–, ce sont Zayed Wa el-Helem et Ibhar bil zaman …


Pouvez-vous donner un chiffre pour le nombre de pièces où vous avez été présente ?
Plus d’une quinzaine, avec des tournées innombrables. J’ai arrêté la danse publiquement en 1991 à cause de mon mariage au Canada et d’une opération à la cheville. Mais je suis toujours une sorte de satellite, d’électron libre, administrativement et même pour l’inspiration, auprès de Caracalla. Je garde en mémoire ces femmes danseuses qui ont insufflé un bel esprit dans notre équipe et je nomme Marcelle Herro (une lumière qui luit tant elle captait tous les regards dès qu’elle était sur scène), Soraya Khoury devenue l’épouse de feu Maroun Baghdadi et Zeina el-Moghrabi.


Quelle est votre définition de la danse ?
C’est l’expression de soi, l’esprit qui se renouvelle. Même lorsqu’on est triste ou qu’on a la mort dans l’âme, la danse transfigure. Le jour des funérailles de mon grand-père, je devais être sur scène pour Natouret el-Mafatih. Il fallait tout oublier pour que la relation se tisse avec le public. On ne doit pas voir le public mais luire pour lui. Après la scène, on est dans un état d’extase.


Votre définition d’une danseuse ?
Une danseuse doit avoir le rythme du corps. De la souplesse, du muscle, de la malléabilité. Maîtriser son corps pour se courber, faire des gestes pas forcément faciles, justement pour ce corps. Avec l’âge cela devient moins évident…


Y a-t-il un personnage que vous auriez aimé danser ?
La reine de Saba. Pourquoi elle ? Parce qu’elle a le pouvoir, la séduction, le magnétisme. Mais maintenant, c’est trop tard. Je crois que je me suis arrêtée au bon moment. On est quand même rattrapé par le temps. Dans la danse, on ne peut pas tromper…


Quel est le plus mauvais souvenir de votre carrière ? Le plus beau ?
Le plus mauvais souvenir, c’est quand on a été mitraillé. Quand j’ai découvert à Damas que Marcelle Herro avait le cancer. Le plus beau souvenir? Quand la presse anglaise à Londres pour La mégère apprivoisée m’a comparée à Elizabeth Taylor…


La danse est-elle liée pour vous aux lieux, aux accessoires de scène, aux costumes ?
Pas du tout. Dans une chambre, je peux m’exprimer pour moi ! Mais on a tous le rêve de danser dans des salles importantes. Le rêve d’être aux endroits les plus prestigieux. Baalbeck, c’était féerique, bien entendu. Mais il y a eu aussi les plus grandes capitales européennes ainsi que les villes les plus réputées d’Amérique et d’Asie. Pour les costumes, c’est le point fort de Caracalla qui a le goût des belles étoffes et les coupes qui se marient en profondeur aux divers mouvements de l’éloquence du corps. Avec une armée de brodeurs et de brodeuses pour l’embellissement. Les accessoires aussi ont souvent leur rôle à jouer… Et pourtant, à nos débuts, les costumes étaient presque basiques, austères, dépouillés… Mais avec un sens subtil de l’élégance et de la recherche vestimentaire sur scène pour lier en tout équilibre, mouvement et ondoiement des étoffes !


Quels sont vos danseurs (danseuses) favoris ?
Samia Jamal, dont j’imitais les arabesques. À Moscou, j’ai flashé pour la danse de Maia Plissetskaïa et puis il y a Margot Fonteyn, Rudolf Noureev et Martha Graham…


Avez-vous fait du cinéma ?
J’ai joué dans un film aux côtés de Farid al-Atrache. Mais lors d’une soirée à l’Épi Club, j’ai été abordée par un réalisateur italien, Rossini, qui voulait me faire danser, sans paroles, dans un film. Mes parents ont refusé, et je m’en suis tenue là avec le septième art.


Que pensez-vous de la danse au Liban ?
Il n’y a pas de danse, pas de troupe...


Que refuseriez-vous de danser ?
Je ne refuse pas de danser la « dabké » ou la danse moderne. On me dit que je gesticule. Mais je ne sais pas tout danser. La danse du ventre, par exemple. Toujours théâtrale…


Quels conseils donneriez-vous à une apprentie danseuse ?
Tout d’abord maîtriser le corps, les muscles, entreprendre beaucoup d’exercices. Être danseur n’est pas donné à n’importe qui. 3 000 personnes passaient nos auditions, et nous n’en retenions, au final, qu’une seule. Il faut une dévotion totale à cet art avec la technique du souffle, de la respiration et de l’endurance pour un spectacle de deux heures. Et ne jamais laisser transparaître son épuisement, son essoufflement ou sa fatigue.


Quel rapport avez-vous avec le monde numérique ?
Presque aucun. Je ne connaissais rien, même pas un WhatsApp… Mais actuellement, je me suis améliorée : je suis sur Facebook et Instagram sans être active…


Quelle différence, selon vous, entre la danse d’avant-guerre, durant la guerre et disons celle de l’après-guerre ?
Que n’avons-nous pas enduré durant la guerre ! Nomades, nous sommes devenus des nomades. On devait survivre. On a vécu la guerre et on a décidé de ne pas s’arrêter. Dans notre troupe, toutes les religions étaient présentes : on ne parlait ni politique ni appartenance. Après la guerre, ça aurait dû être mieux, mais ça ne l’est pas ! Pas d’amélioration et pas de choses qui marquent…


Serez-vous un jour chorégraphe ?
Tout le monde me pose cette question. Je n’aime pas enseigner, car je suis impatiente. C’est pour cette raison que je n’ai pas pu faire de yoga…


Quels ont été les chorégraphes ou les profs qui vous ont marquée ?
Caracalla. Mais aussi un professeur dont le nom m’échappe aujourd’hui à l’école The Place à Londres…


Quel est le plus beau compliment reçu ? La critique la plus marquante ?
Les compliments, je n’y crois pas beaucoup. J’ai eu beaucoup de joie dans ma vie. Les critiques, en fait des conseils de Caracalla en public, me touchent ! J’absorbe les chocs moi !


Une devise ?
Life has to go on. L’important, c’est de vivre le moment.


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