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Culture - Le grand entretien du mois

Roger Assaf : C’est aux anarchistes que je m’identifie le plus...

77 ans (« Je peux lire encore Tintin », dit-il malicieusement...) et plus de 58 ans de proximité et de familiarité avec le théâtre. Roger Assaf, aujourd’hui retraité aux cheveux blancs et aux yeux couleur eau de mer sur une barbe aux poils blancs de quelques jours, est celui qui a accompagné avec véhémence le mouvement théâtral au Liban, aussi bien en français au départ qu’en langue arabe actuellement. Époux (sa femme est Hanane Hajj Ali, et d’ajouter, avec humour : « C’est une relation riche, mais pour éviter toute ambiguïté, je ne parle pas de l’aspect matériel ! »), père de cinq enfants et deux fois grand-père, Roger Assaf siège toujours, avec sa canne pour un pied qui ne l’aide pas à bien marcher, au conseil de l’Association Shams. Derrière lui, une longue carrière de labeur : plus de 50 pièces de théâtre (alternant des rôles d’acteur et de metteur en scène), quelques films (cinq longs métrages avec un opus en tant que réalisateur) et des émissions de télévision avec Télé-Liban à ses débuts. Et il cite pour le petit écran des pièces comme « La barque de Dante » de Gabriel Boustani, « La colonie pénitentiaire » de Kafka, et relève qu’il remporte un Cèdre d’or en 1961 pour son interprétation derrière l’œil de la caméra... Il est tombé dans le chaudron du monde des levers de rideau à cinq ans et n’en est pratiquement plus jamais sorti. Quatre ans d’études en médecine, et le virus des planches est toujours tenace. Alors, pour cet appel et cette passion sans appel, il plonge et s’immerge totalement dans la flaque de lumière. Avec ce plaisir intense et parallèle : l’enseignement de l’art dramaturgique qu’il professe longtemps à l’Université libanaise et à l’Université Saint-Joseph. Et de confesser que c’est là, dans cet esprit pédagogique, qu’il se reconnaît le mieux.

Roger Assaf : « Le théâtre m’a choisi autant que je l’ai choisi. » Photo Wissam moussa.

Comment s’est opérée la rencontre avec le théâtre ?

Le théâtre m’a choisi autant que je l’ai choisi. Le déclic s’est opéré à cinq ou six ans à l’école. Ma première apparition sur scène fut dans Blanche-Neige et les sept nains où j’étais le chef des nabots ! J’avais déjà un texte à dire en français. Cela m’a marqué et j’en ai gardé un goût impérissable. Mais à l’époque (c’était déjà les années 50, avec Henry Khayat et Wajih Nasser), il était impossible d’être acteur à Beyrouth. Mais je n’en continuais pas moins mes déclamations. La pièce Les jumeaux de Marcel Achard fut un succès et j’étais rétribué de 25 LL ! Tout cela se passe alors que je n’avais que onze ans ! Cela a gonflé mon ego de théâtreux ! De mère française, fréquentant les Frères des écoles chrétiennes, je me gavais de textes classiques (Corneille, Hugo, Rostand), œuvres qui coûtaient alors 50 piastres ! Et puis, j’ai entrepris quatre ans d’études en médecine, sans toutefois jamais cesser de faire du théâtre. Et quand Hubert Gignoux, invité à Baalbeck, a absolument voulu me voir pour un monologue de Rodrigue et que j’ai été au Théâtre national de Strasbourg où il officiait, théâtre actuellement dirigé par Stanislas Nordey, j’ai réalisé que c’est définitivement le monde des planches qui l’a emporté dans ma vie. Toutefois, le hasard historique, bien après le CUD (Centre universitaire dramaturgique), a voulu que naisse aussi en cette période le théâtre libanais avec Mounir Abou Debs, les Moultaka…

Quel est le rôle que vous avez le plus aimé ? Quelle est la pièce la plus réussie ?

Je n’aime pas la question car il y a beaucoup de pièces que j’aime! Disons qu’il y a surtout des moments ! Par exemple, quand pour la première fois Jalal Khoury m’a fait jouer en arabe Arturo Ui de Brecht. Mais il y a aussi Ayyam Khiam, avec une écriture collective et un impact sur le monde arabe, la seule fois en 84 où le Liban a été représenté au Théâtre des nations (qui n’existe plus).

Quelle est votre définition du théâtre ?

Il y a tellement de définitions pour une phrase surutilisée ! Le théâtre est un voyage au pays des questions. C’est juste une phosphorescence pour expliquer…

Et quelle serait la définition d’un comédien ?

Multiples sont les définitions. C’est un homme qui prête son corps, son esprit et son âme pour incarner une fiction qui dit la réalité.

Y a-t-il une œuvre, des personnages à qui vous aimeriez prêter vie ?

Tout se trouve en Shakespeare et je n’ai jamais eu l’occasion de le mettre en scène !

Quel est le meilleur souvenir de votre carrière ? Le plus mauvais ?

Il y a tellement de souvenirs… Jnaynet al-Sanayeh (Le jardin de Sanayeh) que j’ai mis en scène et Le roi Lear, en tant qu’acteur. Pour ce qui est mauvais, je les ai oubliés ! Mais il y a une pièce que je regrette : celle avec Chouchou censurée par les notables, ce qui avait provoqué mon départ…

Le théâtre est-il lié pour vous aux lieux, aux accessoires, aux décors ?

Le théâtre est lié principalement au public, et le public varie, il est complexe. Il s’agit surtout de rencontrer ce public et non de faire un succès de guichet. Pour un débat et un échange de pensées.

Avez-vous jamais songé à écrire pour le théâtre ?

J’ai écrit pour le théâtre très tardivement. J’ai collaboré avec beaucoup d’écrivains à la naissance des textes : en français avec Gabriel Boustani, en arabe avec Ounsi el-Hage, Talal Haïdar, Issam Mahfouz, Oussama el-Aref… De l’écriture collective, j’ai eu l’audace d’écrire seul.

Il y a Sirat al-masrah, l’Encyclopédie universelle, plusieurs volumes en arabe, puis arrêtée. Et puis, en français, Le théâtre dans l’histoire…

Quels sont vos auteurs favoris ? Vos acteurs (actrices) favoris ?

Incontournable : Shakespeare. C’est une somme ! Mais aussi, il y a Dostoïevski, Antonin Artaud, Mahmoud Darwiche… Pour ce qui est des acteurs, actrices, je peux nommer (parmi tant que j’apprécie bien entendu) Anthony Hopkins, Alain Cuny, Hanane Hajj Ali (« C’est une très grande actrice », lance t-il avec un large sourire !), Anna Magnani…

Y a-t-il, pour vous, rupture entre théâtre et cinéma, ou est-ce une fusion, un prolongement l’un de l’autre ?

Beaucoup de choses en commun, mais ce sont deux espaces différents. Beaucoup de ponts, notamment sur les plans esthétique et éthique.

Que pensez-vous du théâtre libanais ?

Il y a différentes identités théâtrales qui s’apparentent à des familles qui dépassent les frontières du Liban et sont différentes entre elles. Le théâtre expérimental contemporain, le théâtre de divertissement, le boulevard, l’égyptien, le théâtre politique, tout cela au Liban est plus proche des formes étrangères que du Liban. Pour résumer, on ne peut mettre Zoukak, les Rahbani et Georges Khabbaz au même chapitre de théâtre…

Qu’est-ce que vous ne jouerez jamais sous les feux de la rampe ou devant l’œil de la caméra ?

La propagande politique ou religieuse.

Quels conseils donneriez-vous à un jeune qui veut embrasser la carrière de scène ?

De changer d’avis ! (NDLR : avec un retentissant éclat de rire puis, se ravisant...) En réalité, pas tout à fait ça ! Car personne au Liban ne fait du théâtre de manière continue parce qu’il n’y a pas d’institution théâtrale! Chaque pièce est une entreprise isolée. La carrière de théâtre au Liban est discontinue. Il n’y a pas de garde-fou… Personnellement, je dis que je ne suis pas un professionnel de théâtre, mais un enseignant du théâtre.

Quel rapport avez-vous avec le monde numérique ?

Deux choses : je travaille sur un ordinateur et je fréquente les informations sur Google. Je suis par conséquent basique. Mais je ne suis pas sur Facebook !

Quelle différence entre théâtre d’avant-guerre, de guerre et disons, maintenant, d’après-guerre ?

Il n’y a jamais eu de théâtre libanais car cela a été une activité sporadique, discontinue et à partir de la passion de quelques-uns… L’avant-guerre, ce sont deux périodes : celle, fondatrice, entre 1960 et 1967, avait le soutien de la grande bourgeoisie du Liban, à l’époque sous la férule de Janine Rubeiz, le Comité du festival de Baalbeck, Saïd Sinno… Et puis, de 1967 à 1975, Beyrouth devient une capitale arabe avec l’irruption de la politique dans les données de la vie artistique libanaise : c’est alors le lieu d’expression du Proche-Orient arabe. Et on nomme dans ce peloton Nidal Achkar, Roger Assaf, Raymond Gébara, Jalal Khoury, Ziad Rahbani, Issam Mahfouz, Oussama Aref, les Rahbani… Pendant la guerre (1975-1990), le théâtre, comme le Liban, était divisé en deux avec sa ligne de démarcation : à Beyrouth-Ouest, Ziad Rahbani et le théâtre Hakawati (Rafic Ali Ahmad), et à Beyrouth-Est, Raymond Gébara, Jalal Khoury, Nabih Aboul Hosn… Après la guerre (90 et au-delà ), il y avait le grand espoir : faire revivre le Liban d’avant-guerre. Mais cette aventure s’est arrêtée car l’histoire haririenne de Beyrouth allait dans un autre sens… Il y avait toutefois Masrah al-Madina (Nidal Achkar) et Shams. Des initiatives isolées qui permettent de continuer à ceux qui ont envie de faire du théâtre. Mais en fait, il n’y a pas de vie et de présence théâtrales continues. Le théâtre ressemble à l’éclatement de la société libanaise.

Quels ont été les professeurs qui vous ont marqué ?

À part Hubert Ginoux, je n’ai pas eu de professeur. Mais il y a l’influence et l’admiration pour Ariane Mnouchkine, Peter Brook, Dario Fo…

Quel est le plus beau compliment reçu ? La critique la plus virulente ?

Le plus beau compliment, c’était quand j’ai présenté Madinat al-maraya sur la vie de Paul Guiragossian, un vieux spectateur à Bourj Hammoud m’a dit : « Vous parliez en arabe et j’ai entendu de l’arménien ! » J’ai reçu plus de critiques que de compliments, surtout quand je me suis engagé politiquement. Et moi, j’ai beaucoup de critiques à l’égard de la critique.

La vraie critique est à l’intérieur de la création et non à l’extérieur. La critique, ce n’est pas de dire du bien ou du mal, mais de faire l’analyse…

Comment, d’artiste francophone chrétien, vous avez passé à un homme de théâtre arabophone musulman ?

Je n’ai jamais fait que du théâtre. Même à l’école, je participais à d’autres activités. Les transformations dont on parle n’ont pas eu lieu au théâtre, mais dans la vie active. Du christianisme au marxisme, à l’islam et à un

ailleurs que personne ne connaît. Je suis actuellement dans la synthèse.

J’ai souvent dit que je suis actuellement musulman et chrétien, marxiste et anarchiste…. Je n’ai pas renié mon christianisme ni mon appartenance à la mouvance marxiste. Les personnes auxquelles je m’identifie le plus, ce sont les anarchistes.

Une devise ?

Aimer savoir pour savoir aimer.


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