En pleine préparation de la dinde de Thanksgiving, célébré jeudi prochain, les Américains se pourlèchent les babines avec une dégustation spéciale de baklava, pâtisserie qu’ils célèbrent chaque année le 17 novembre. Mais pourquoi et comment, cette douceur, qu’ont partagé le Levant et l’Asie centrale, a-t-elle été inscrite au calendrier américain de ses journées festives et commémoratives ?
Selon la Fondation Ellis Island (entrée principale des premiers immigrants ayant massivement débarqué aux États Unis au tournant du siècle dernier), les nouveaux arrivants n’avaient pas oublié d’apporter dans leurs bagages leur culture et leur patrimoine. Les Grecs et les Libanais faisaient partie de ces personnes venues tenter une vie nouvelle pleine de promesses, et qui se posaient d’abord à New York avant d’essaimer vers divers autres États. S’initiant à leur nouvelle existence, ils reprenaient leur souffle en se reconnectant avec leurs us et coutumes.On apprend ainsi qu’ils confectionnaient la baklawa pour les occasions spéciales, préparant eux-mêmes la pâte nommée Phyllo (vendue aujourd’hui dans tous les supermarchés), et la fourraient de pignons ou de noix et de sucre. Ces matières premières étaient à portée de main et à prix abordable. Ils ont ensuite eu l’idée de produire en quantité leurs petits gâteaux et de les mettre en vente dans des épiceries et des restaurants que, petit à petit, ils avaient ouverts. Leurs communautés respectives s’en étaient délectées, de même que le public américain qui voyait là un quelque chose du Turkish delight, appellation qui en fait désigne les loukoums.
« Little Syria » et « Greektown »
À l’époque, il fallait se rendre à deux adresses pour s’offrir ce petit plaisir : Little Syria et Greektown. Entre 1880 et 1940, la Big Apple a été la première étape des expatriés venant du Liban et de la Syrie (groupés alors sous l’appellation Grande Syrie). Ils s’étaient installés dans le bas de Manhattan, non loin du futur World Trade Center, baptisé alors Little Syria, et leur esprit d’entreprise avait donné vie à ce coin de la ville qu’ils avaient parallèlement marqué de leur culture d’origine. Dans cette enclave, où les baklavas se vendaient comme des petits pains, s’était parallèlement concoctée la littérature libanaise de l’exil avec notamment Gebran Khalil Gebran et Amine Rihani vivant en bons voisins. En même temps, de l’autre côté de New York, plus précisément à Astoria, dans le quartier périphérique de Queens, se nichait Greektown, d’où provenaient aussi des fournées de baklavas, confectionnés par les émigrés grecs, particulièrement concentrés dans cette partie de la ville.
À travers les ans, les Américains ont développé ce qu’ils appellent eux-mêmes le acquired taste (goût acquis), et ont inclus cette spécialité dans leurs habitudes culinaires. Une spécialité propre à plus d’une douzaine de pays : de l’Afghanistan à l’Iran, en passant par tout le Moyen-Orient. Avec, bien sûr, un grand arrêt en Turquie. Car bien que l’on fasse remonter cette pâtisserie au temps des Assyriens, c’est l’Empire ottoman qui l’a perfectionnée. Jusqu’au XIXe siècle, la baklava était considérée comme un produit de luxe que seules les personnes nanties pouvaient s’offrir. De nos jours encore, on détourne cette expression, devenue célèbre en Turquie : « Je ne suis pas assez riche pour manger de la baklava tous les jours. »En 2018, autres temps, autres mœurs, puisque l’on trouve la baklava partout sous les cieux de la bannière étoilée : sur la carte des grands et moins grands restaurants, dans tous les supermarchés et dans les snacks. Sans compter les grandes enseignes qui se sont spécialisées en douceurs orientales, qui font de grands chiffres d’affaires, et qui livrent à domicile en 24 heures dans les 50 États américains. Ceux qui préfèrent le fait maison auront l’embarras du choix devant l’éventail des titres proposés par les livres de recettes publiées par les maisons d’édition américaines : The Magic Baklava Cookbook ; More Than Baklava : A Greek Cookbook ; Sweet Middle East : Classic Recipes, from Baklava to Fig Ice Cream, ou encore Baklava to Tarte Tatin : A World Tour in 110 Desserts Recipies.
Cela méritait bien une journée nationale de la baklava.
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commentaires (5)
Jusqu'aux années 1965, il n'y avait aucune pâtisserie à Jounieh qui faisait du baklava, d'ailleurs on l'appelait "mehli" au Kesrouan. Dans notre petite enfance, on n'en mangeait que deux ou trois fois par an, quand nos parents "descendaient" à Beyrouth. Mes premiers achats de baklava remontent à 1949 chez Arayssi à Souk Abi-n-Nasr, à 5 LL le kilo. Un jour je plaisantais avec l'un d'eux, je lui avais dis : C'est curieux, il n'y a pas de pâtisseries baklava au Kesrouan ! Il me répond : "C'est une douceur musulmane, vous ne la réussirez jamais." C'était au temps du Liban heureux.
Un Libanais
17 h 42, le 16 novembre 2018