Même détruit par la guerre et vandalisé par les soldats syriens, même avec ses murs décatis, son escalier central éventré, le marbre du sol arraché, le Grand Hôtel-casino de Aïn Sofar garde une allure folle. Impressionnante ! Une élégance patricienne que cet établissement, construit en 1892 par Alfred Moussa Sursock, a conservée en dépit de toutes les convulsions et les revers de destin qu’il aura subis.
De sa splendeur passée, outre sa fière façade à l’architecture italianisante, quelques meubles et objets, a priori totalement anodins, évoquent des bribes de dolce vita : un enchevêtrement de vieux téléphones empoussiérés, un meuble à musique, des fragments du grand piano, une table de poker, une roulette de casino, des lampadaires Art nouveau… Autant d’objets rescapés des sombres années de combats devenus, aujourd’hui, les témoins muets d’une période faste du Liban. Celle qui faisait se retrouver en villégiature, dans ce palace de la montagne, toute la gentry de l’époque : haute bourgeoisie locale, stars, émirs et rois de la région, sans oublier les personnalités politiques, les gouverneurs, généraux et diplomates aux noms désormais gravés dans l’histoire.
Asmahan, Farid el-Atrache, Sabah et les autres…
Si les murs de cet hôtel pouvaient parler, ils raconteraient les secrètes idylles qu’ont abritées ses chambres et les tout aussi secrètes tractations politiques qui s’y sont déroulées. Ils évoqueraient le glamour de ces princesses et princes de la scène orientale, les Asmahan, Oum Kalsoum, Leila Mrad, Farid el-Atrache, Samia Gamal ou encore Sabah qui ont hanté ses salons, ses salles de jeu, son Monkey Bar et arpenté ses couloirs et ses jardins… Ils relateraient les nuits de poker de Omar Sharif, les bals et les dîners mondains qui s’y donnaient… Ils raconteraient aussi le basculement dans la violence, la descente aux enfers de cet établissement lors de l’embrasement du Liban…
C’est cette atmosphère, entremêlant souvenirs nostalgiques d’un âge d’or mais aussi prémices crépusculaires, que ressuscite l’exposition The Grand Sofar Hotel signée Tom Young – et parrainée par la famille Cochrane-Sursock – qui se tient au sein même des vestiges de cet hôtel mythique, jusqu’au 14 octobre.
Représentant des séquences de vie liées à cette bâtisse, une quarantaine de peintures (de grands et moyens formats), disséminées dans les différentes salles du rez-de-chaussée, font ainsi revivre ce lieu d’exception.
En plaçant chaque tableau au sein de la pièce où se serait, probablement, déroulée la scène qu’il représente (Omar Sharif à la table de poker de la salle de jeu, les chefs de la Ligue arabe lors de leur toute première réunion en 1947 dans l’un des salons, ou encore les icônes de la scène arabe dans l’ancienne salle de bal…), l’artiste offre ainsi à voir des épisodes de l’histoire de ce palace. Depuis son inauguration il y a 126 ans jusqu’à sa destruction durant la guerre civile.
Connu pour ses interventions dans des vieilles demeures beyrouthines, dont il fait le sujet et le cadre de ses expositions, Tom Young a suivi, là aussi, le même processus de travail que pour ses précédents projets (cadre ci-joint). Ce peintre et architecte britannique, installé au Liban depuis une dizaine d’années, a donc commencé par fouiller en profondeur l’histoire de ce lieu et de son environnement (le village de Sofar et sa gare, à deux pas de l’hôtel, qui déversait ses flots de voyageurs…) avant de s’atteler à sa peinture in situ.
Dans les coulisses de l’histoire
« En fait, c’est à l’instigation de Roderick Sursock Cochrane, l’un des actuels propriétaires de l’hôtel, que je me suis lancé dans ce projet. À l’occasion d’une résidence d’artiste qui s’y était tenue en 2013, il m’avait suggéré l’idée de peindre cette bâtisse historique qu’il souhaite mettre en lumière dans l’espoir de pouvoir la restaurer graduellement et la faire revivre en espace de célébrations et d’événements culturels », confie l’artiste. « Ce n’est qu’en janvier dernier que je m’y suis mis. Je me suis inspiré de cartes et de photos anciennes tirées de la collection de la Fondation arabe pour l’image, de la description qu’en avait faite Amine Rihani dans son livre Le cœur du Liban et, beaucoup, de l’ouvrage Les vestiges de Sofar d’Eddy Choueiry. J’ai aussi pu consulter des documents d’archives de l’hôtel mis à ma disposition par la famille Cochrane. Je me suis aussi totalement plongé dans la lecture de tout ce qui pouvait toucher de près ou de loin à l’histoire du Liban depuis l’époque ottomane au cours de laquelle cet hôtel a été érigé jusqu’à la guerre en passant par le mandat français. Ensuite, je me suis établi tout l’été à Sofar pour peindre, sur place, les scènes que j’ai imaginées à partir de tous ces matériaux. »
Cela donne des œuvres narratives, raconteuses de vies et d’événements qui se sont réellement déroulés au sein de ce somptueux édifice (à l’instar de la secrète rencontre entre les généraux Catroux et Spears dans ses jardins en 1941 ou le turbulent passage d’Amine Rihani en 1910…). Des peintures hantées, oscillant entre réalisme et symbolisme. Et qui, à travers leur composition, en multiples strates, à l’huile très diluée, dégagent une mélancolie diffuse et transportent les visiteurs dans un temps suspendu. Un temps où se superposent les images d’un Liban au passé élégant et harmonieux sur celles, en fond de toiles, d’un urbanisme actuel chaotique et grisâtre. Une puissance évocatrice qui contrebalance la facture assez inégale des toiles accrochées…
La scénographie réalisée par la curatrice Noor Haydar, en collaboration avec le producteur et designer de lumière Tarek Mourad, contribue d’ailleurs à envelopper la visite de l’exposition d’une aura nostalgique. À travers notamment des installations réalisées avec des objets trouvés sur les lieux…
Parallèlement à l’exposition, une programmation artistique et culturelle est prévue chaque week-end. Au menu : des ateliers d’initiation aux arts destinés aux enfants, ainsi que des performances de théâtre, de musique, de chant et de danse…
Une manière de réinsuffler vie à ce site et de le réinventer en espace de culture et de célébrations. Et d’offrir aussi, par le biais de cette exposition, la possibilité aux visiteur de (re)découvrir le charme de cette localité dont les superbes demeures d’avant-guerre, les échoppes du vieux souk et l’ancienne gare (transformée en étable) parlent d’un temps que les moins de (deux fois) 20 ans ne peuvent pas connaître…
Jusqu’au 14 octobre. Horaires d’ouverture : de 11h à 19h, tous les jours sauf les lundis. Entrée libre.
Artiste et militant
Fasciné par le patrimoine architectural libanais, Tom Young a mis son pinceau au service de sa préservation. De Villa Paradiso à Gemmayzé en 2011 en passant par la Maison rose à Manara en 2014, l’ancienne ambassade de Grande-Bretagne (actuel siège des Makassed) à Zarif en 2017 ou Beit Boustany à Mar Mikhaël en décembre 2017, cet artiste britannique et architecte de formation a contribué, à travers ses peintures et ses expositions in situ, à mettre en lumière la beauté des anciennes demeures beyrouthines et à les sauvegarder de la démolition…
Pour mémoire
Le beau et le bien, selon Tom Young
A Beyrouth, une villa mythique revit grâce à un artiste anglais
Bravo de revivre ensemble cette douce nostalgie avant 1975 , ou enfants après la messe on venait assister au concert du dimanche dans la cour du Grand Hôtel, pour finir en mettant des clous sur les rails du train pour les voir apres le passage devenir plus plats .
19 h 33, le 25 septembre 2018