Devant l’ampleur de la crise des déchets au Liban, l’absence des cimentiers libanais du débat est particulièrement étonnante car ils pourraient en effet contribuer de manière non négligeable à réduire le volume de ces déchets. Aujourd’hui, et partout dans le monde, le four à ciment est reconnu comme une filière sûre pour utiliser la partie énergétique des déchets sous forme de combustible solide de récupération, dit RDF en anglais (Refuse Derived Fuel). Et l’équation économique est gagnante pour tout le monde : la communauté réduit durablement ses déchets, crée des emplois et en tire un revenu financier ; tandis que le cimentier réduit sa facture d’énergie et rend service à la communauté. Alors pourquoi ignorer cette équation gagnant/gagnant au Liban?
Du RDF sans cimentiers ?
À l’origine, le RDF est fabriqué à partir de papier, carton et plastique issus du tri à la source de déchets domestiques et industriels. Ces matières sont mélangées et broyées finement pour devenir un combustible utilisable. Aujourd’hui, avec le progrès technique du tri et de séchage en ligne, on peut produire du RDF à partir d’ordures ménagères. Dans ce cas le rendement est faible – environ 20 % – et la qualité est moins bonne qu’avec le tri à la source. Mais dans les deux cas, et grâce au tri, on obtient un produit proche d’un combustible et très loin d’un déchet car la teneur en polluants est fortement réduite.
Les utilisateurs de RDF sont essentiellement les industries dites énergivores (ciment, chaux, acier…), mais ce sont les cimentiers qui sont les plus grands utilisateurs de RDF dans le monde, car le four à ciment est très adapté à ce combustible. Aussi parce qu’il peut en absorber de très grandes quantités. L’utilisation des RDF est d’ailleurs devenue si stratégique que les grands groupes cimentiers ont développé leur propre chaîne d’approvisionnement.
Mais c’est quoi un four à ciment ? Pour simplifier, le ciment est fabriqué à partir d’un mélange de calcaire et d’argile. Ce mélange est d’abord broyé très finement puis chauffé dans le four jusqu’à 1 450 °C avec un brûleur dont la température de flamme est de l’ordre de 2 000 °C. Ce sont ces caractéristiques de hautes températures et de contact intime entre les gaz chauds et la matière fine qui font du four à ciment un outil très adapté au RDF.
Vu le tissu industriel libanais, on peut difficilement imaginer une filière RDF sans les cimentiers. À cet égard, le projet de centre de traitement des ordures ménagères adopté en juillet par la municipalité de Beit Méry (et gelé depuis suite aux protestations des riverains) qui produirait du RDF est pour le moins interpellant. Avec 400 tonnes par jour d’ordures ménagères (la capacité estimée du centre), on pourrait produire jusqu’à 30 000 tonnes par an de RDF. Cela peut facilement être absorbé par les cimenteries libanaises, mais encore faut-il que la qualité soit adéquate. Alors, comment ce projet peut-il aboutir sans associer les cimentiers en amont ?
(Lire aussi : Déchets : crier son refus de l’incinérateur, au plus près de la municipalité de Beyrouth)
Tri adéquat et bonnes pratiques
Les cimentiers ne sont pas des incinérateurs et la qualité du RDF cimentier doit être compatible avec la qualité du ciment et l’intégrité du procédé de fabrication. Les cimentiers sont particulièrement exigeants pour plusieurs raisons, faute de quoi l’équation économique serait perdante : la valeur calorifique doit être suffisante pour ne pas réduire l’efficacité énergétique du four ; les cendres des RDF impactent la composition chimique du clinker et donc la performance du ciment ; certains éléments comme le chlore et le soufre sont piégés dans le four : en proportion élevée, ils perturbent le procédé et nuisent à la productivité du four.
Tout comme en incinération, et même si les risques sont bien réduits en comparaison, les utilisateurs industriels de RDF sont soumis au même principe des bonnes pratiques visant notamment à assurer une utilisation saine pour l’environnement et pour la santé publique. Et le Liban peut bien s’inspirer de la réglementation européenne en la matière pour développer la filière RDF et en toute sécurité.
Car les avantages de la filière RDF cimentière sont multiples. La réduction du volume des déchets est durable, car tant qu’il y aura du ciment, il y aura des RDF, et la quantité absorbée ne peut qu’augmenter avec l’évolution du tri et du savoir-faire local. La quantité absorbée est très importante : au Liban, la capacité installée des cimenteries est de cinq millions de tonnes de ciment par an. Cela donne un potentiel RDF à terme de l’ordre de 150 000 tonnes par an. En supposant un rendement de 20 % en RDF, cela correspond à 2 200 tonnes par jour d’ordures ménagères, soit environ la production cumulée de Beyrouth et du Mont-Liban. Et sur le plan financier, la demande en investissement est plus faible que l’incinération puisque c’est une division par 2 à 3 du capital investi.
Toutefois, les RDF issus du tri des ordures ménagères ne sont pas systématiquement compatibles avec la qualité cimentière. Pour cela, il faut appliquer une technologie de tri adéquate. Aussi, il faut pouvoir compter sur une filière de tri à la source des déchets non organiques.
S’il est illusoire de penser que la filière RDF fera des miracles, elle peut réduire jusqu’à 20 % le volume des déchets. Aussi, elle a le mérite de mettre en avant leur recyclage en matière première, tout comme la nécessité d’associer les acteurs économiques à la recherche de solutions durables et à valeur ajoutée. Alors, qu’est-ce qu’on attend ?
Ziad Gabriel Habib est expert en procédés hautes températures et réduction des polluants associés, et un des représentants du secteur industriel auprès de la Commission européenne à Bruxelles.
Pour mémoire
Lire aussi
Déchets : le centre de tri de Bickfaya partage son expérience avec d’autres municipalités
Une nouvelle crise de déchets en perspective au Liban ?
Repère
Gestion des déchets ménagers au Liban : retour sur un terrible fiasco
commentaires (6)
Cher Ziad, excellente et inventive proposition qui devrait immanquablement être reprise dans le programme du futur gouvernement et ministre de l’industrie pour convaincre nos cimentiers de faire des économies et du bien à leurs environnements. À suivre donc dans les prochaines semaines....
TRAD Fouad N.
21 h 58, le 09 septembre 2018