Le débat sur l’incinération des ordures a été ravivé ces dernières semaines par la polémique autour de l’adoption, le 26 juillet, en commissions parlementaires mixtes, du projet de loi sur la gestion des déchets et du projet d’installation de ce type d’usine dans le Grand-Beyrouth par la municipalité. De fait, pour réussir, un recours à cette solution exigeante suppose d’anticiper des dépenses nombreuses, des compétences indispensables et l’acceptation d’un citoyen informé.
L’incinération des ordures ménagères (IOM) est en effet parmi les plus chères des solutions répandues. Il est difficile d’anticiper son coût car il dépend de beaucoup de facteurs, surtout locaux : qualité des ordures, coût du personnel, logistique, filières de gestion des résidus, normes d’émissions… À titre indicatif, en se basant sur les données d’une étude technique de la Banque mondiale destinée à l’Asie du Sud-Est et publiée en 1999 – et en prenant en compte une inflation annuelle de 2 % par an – l’investissement dans une usine d’incinération « Waste to Energy » (IOM WtE) de 700 tonnes/jour dans le Grand- Beyrouth coûterait environ 160 millions de dollars (à majorer de 15 % lorsque l’on tient compte du respect des normes d’émissions élevées). Le coût annuel de fonctionnement s’élèverait, lui, à 26 millions de dollars (frais financiers compris), soit 120 dollars par tonne incinérée.
Le revenu de la vente de l’énergie produite vient réduire les coûts en proportion. La rentabilité maximale implique la production combinée de chaleur et d’électricité. Typiquement, par tonne d’ordures ménagères incinérées, on pourrait produire 0,5 mégawatt/heure (MW/h) d’électricité et 1,5 MW/h de chaleur pour le chauffage urbain, par exemple. Dans le contexte libanais, il sera sans doute difficile de valoriser la chaleur. La rentabilité devient alors plus faible car elle ne pourra compter que sur la seule production d’électricité. Bien entendu, chaque « goutte » de MW/h récupérée est la bienvenue dans un Liban qui peine à résoudre la crise de l’électricité depuis 25 ans. Cela dit, et sachant que la composante production d’électricité d’une usine IOM WtE tient pour environ 30 % de l’investissement, il est éclairant de comparer le coût du MW/h ainsi produit avec le coût actuel pour le citoyen.
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Contrôle des émissions et gestion des résidus
Un projet d’IOM WtE réussi doit pouvoir compter sur une technologie prouvée, sur un plan robuste d’approvisionnement en matières premières et en pièces de rechange, de gestion des résidus et de contrôle des émissions à l’air et au sol. La technologie doit être simple, robuste avec un grand nombre de références industrielles. Dans ce sens, l’incinérateur « à grille », qui est le procédé WtE le plus répandu dans les pays en développement, s’impose.
Les ordures destinées à l’incinération doivent être exemptes de déchets dangereux : batteries, peinture, produits chimiques… Ces produits nuisent à l’efficacité de l’incinération, augmentent la pollution des effluents solides, liquides et gazeux et rendent leur gestion plus compliquée et plus coûteuse.
Les ordures traitées doivent avoir un pouvoir calorifique moyen minimum de 7 Mégajoules/kilogramme et ponctuellement pas moins de 6 Mégajoules/kilogramme. Sinon, l’incinérateur fonctionnera mal et produira moins d’énergie. Alors, il faudra compenser avec des combustibles chers (gaz, fuel…) et la facture pour le citoyen grimpera en conséquence.
Le traitement des gaz d’un incinérateur nécessite l’emploi d’équipements et de produits chimiques spéciaux, principalement : un filtre à poussières efficace ; de l’ammoniaque et des filtres catalyseurs pour réduire les oxydes d’azote ; de la chaux ou du bicarbonate de soude pour capter le soufre, le chlore et le fluor ; et du charbon actif ou des minéraux spéciaux pour capter les métaux lourds et les dioxines.
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Si la fourniture des produits chimiques et des pièces de rechange n’existe pas localement, il faudra les importer. Cela complique la logistique, augmente les coûts et le risque de pollution. S’agissant de dioxines, ces polluants hautement toxiques vont de pair avec les émissions de poussières. Le fonctionnement optimum et continu du filtre à poussières et du filtre à dioxines est une condition indispensable pour maîtriser ce risque.
Comme résidus solides, il y a les mâchefers, les cendres volantes et les résidus d’épuration des fumées. Typiquement, une tonne d’ordures incinérée produit 250 à 300 kg de mâchefers (25 à 30 %). Normalement, ce sont des résidus non dangereux. Ils peuvent être recyclés par exemple en génie civil, pour autant que cette filière existe et qu’elle soit sécurisée. Sinon, ils doivent être mis en décharge appropriée. Les cendres volantes et les résidus d’épuration des fumées sont, eux, des déchets dangereux et doivent être mis en décharge spécialisée. Il s’agit d’environ 30 à 60 kg/tonne incinérée (3 à 6 %). En Europe, le coût de mise en décharge spécialisée varie du simple au double.
Typiquement, il est de 250 dollars par tonne de résidu. La disponibilité d’une filière sûre pour la gestion des résidus dangereux et son coût doivent faire partie intégrante de tout projet d’IOM.
Par ailleurs, il faut aussi prendre en compte la gestion des résidus liquides. Une usine IOM doit compter sur une capacité locale de traitement des eaux polluées : eau de percolation des bacs d’ordures et eau de dépollution des gaz (selon procédé). Le traitement des eaux polluées fait appel à des technologies, produits chimiques et compétences spécifiques qu’il faudra assurer.
(Lire aussi : Une nouvelle crise de déchets en perspective au Liban ?)
Une solution ultime et non unique
Une usine IOM et la chaîne de traitement des gaz constituent une association de technologies de pointe qui doivent rester opérationnelles et efficaces 24h / 24, 7 jours / 7. Les ordures sont un mauvais combustible variable en qualité. Et pourtant l’incinérateur doit fonctionner comme une horloge. Cela nécessite de faire appel à du personnel bien formé et bien informé, capable de gérer la complexité opérationnelle et la maintenance des équipements.
L’IOM ne peut par ailleurs pas être une solution unique. Prenons l’exemple des « petits » pays européens comme la Suisse, le Danemark, la Belgique et les Pays-Bas, qui battent le record de mise en décharge de presque zéro : ces pays pratiquent l’incinération comme solution ultime et privilégient d’abord la prévention, le tri à la source et le recyclage. Ils développent en outre de plus en plus la filière biologique.
Parce que chère et controversée, l’IOM est une solution ultime en fin de liste d’un panier de solutions d’abord durables. Elle ne peut réussir si les préalables indispensables, dont ceux précités, ne sont pas assurés durablement. Et pour bien aboutir, elle doit compter sur l’acceptation et l’inclusion de toutes les parties prenantes. Cela passe par une concertation préalable et une communication transparente sur les avantages et les inconvénients, sur les risques et les moyens de les contenir et sur la facture finale pour le citoyen.
Ziad Gabriel Habib est un expert en procédés hautes températures et réduction des polluants associés, et un représentant du secteur industriel auprès de la Commission européenne à Bruxelles.
Les précédents articles de Ziad Gabriel Habib
Les dioxines, un polluant à prendre très au sérieux
I – Le Liban dispose-t-il des moyens d’adopter l’incinération de manière sûre ?
commentaires (6)
Excellent article, coup de projecteur éclairant, merci beaucoup. Le risque avec la situation actuelle est qu'il y a des personnes à qui "profite le crime" du ramassage des ordures comme ceux qui exploitent les générateurs dans la filière de l'électricité, et les distributeurs de l'eau par citernes.....etc. L'Etat doit reprendre sa place dans tous ces domaines et au plus vite car en maintenant ce système la cherté de vie devient incompressible et économiquement aucun projet industriel de grande ampleur ne pourra voir le jour dans le pays. Certains ont appelé la guerre civile au Liban: "la guerre des autres au Liban". Nous pourrions appeler la période actuelle "la guerre par omission des libanais contre eux-même"
Shou fi
16 h 36, le 09 août 2018