Le journaliste Fida’ Itani, exilé politique à Londres depuis août 2017, a été condamné hier par contumace à quatre mois de prison et à une amende de 10 millions de livres libanaises (un peu plus de 6 660 dollars) pour diffamation sur les réseaux sociaux contre le ministre sortant des Affaires étrangères et leader du Courant patriotique libre (CPL), Gebran Bassil.
Le CPL a tenu à annoncer dans un communiqué les termes de la sentence prononcée par le juge unique pénal de Baabda, Nadine Najm, sur base d’une plainte qui avait été déposée par l’avocat de M. Bassil, Majed Boueiz.
Le 30 juin 2017, M. Itani avait dénoncé sur sa page Facebook les dérapages du régime à différents niveaux. « Petite fille renversée. Maltraitance des réfugiés. Meurtres au hasard. Arrestations par centaines. Obliger les gens à rentrer en Syrie par la force. Poubelle de Michel Aoun et des forces armées qui suivent le fascisme du Hezbollah et le reste des haines du maronitisme politique. Allégations sur la présence de terroristes qu’une partie neutre ne peut pas vérifier. Tout cela à la saveur Saad, Machnouk et Safa. Un pays qui est digne de Gebran Bassil (...) », avait écrit le journaliste. Ce post Facebook avait été précédé d’un autre, soulevant la possibilité que les déplacés syriens, déclarés morts par l’armée dans la foulée des raids militaires dans les camps de Ersal, aient été torturés à mort par la troupe.
(Pour mémoire : Le journaliste libanais Fida Itani est rentré au Liban)
Bassil « bénévole »
Première question : pourquoi Gebran Bassil a-t-il été le seul a priori à porter plainte, sans qu’aucune action publique ne soit engagée pour diffamation contre le président de la République et/ou l’armée, sachant que le premier ne montre aucune réticence dans ce sens, et que la seconde est par excellence l’institution à laquelle toute atteinte est systématiquement condamnée par la justice – lorsqu’elle n’est pas réprimée directement par les services de renseignements.
Contacté par L’Orient-Le Jour, M. Itani explique avoir effectivement fait l’objet de poursuites engagées contre lui « par un groupe d’avocats agissant au nom de l’armée et du président de la République » devant le tribunal pénal de Tripoli, au lendemain de la publication de ses propos. Mais ces poursuites sont tombées « le jour suivant », comme « évaporées sans laisser de traces », selon ses propres termes, pour être remplacées par l’action judiciaire de Gebran Bassil devant l’avocat général près la cour d’appel du Mont-Liban, qui a convoqué M. Itani pour interrogatoire, avant de le transférer le 11 juillet 2017 devant le bureau de lutte contre la cybercriminalité (relevant des Forces de sécurité intérieure). « Je ne sais pas comment la première action judiciaire a disparu, ni ce qui a été concocté dans ce cadre entre les services de renseignements de l’armée et le président de la République, ou encore le Hezbollah (également visé par le post, et dont les intimidations contre M. Itani sont derrière son départ pour Londres, NDLR). Il semble toutefois que Gebran Bassil se soit porté volontaire pour intenter une action à leur place », fait remarquer M. Itani.
Distribution des rôles
Cette démarche n’est pas sans révéler la répartition des rôles politiques entre Michel Aoun et Gebran Bassil. Le premier se sert de son centrisme pour conférer un minimum de cohérence à son partenariat au pouvoir avec le Premier ministre désigné, Saad Hariri. Le second a l’entière latitude d’exécuter l’agenda politique que le chef de l’État ne peut assumer ouvertement. Un agenda politique qui semble à nouveau se rapprocher, si encore il s’en était éloigné, de celui du Hezbollah : la crise du gouvernement serait le fruit d’une décision conjointe du Hezbollah et de Gebran Bassil de faire pression sur le Premier ministre désigné, au risque de le pousser à la démission, à travers une campagne que se charge de mener exclusivement le CPL (comme si l’on assistait à un néo-accord de Mar Mikhaël).
Pour Fida’ Itani, libéré en juillet 2017 sous caution d’élection de domicile, avant de demander l’asile en Grande-Bretagne, la répression de la liberté d’expression sous le mandat Aoun est à lire à deux niveaux : « Le pouvoir absolu du Hezbollah au Liban, avec une part laissée à Damas » se greffe sur « un état de pourriture interne, catalysé par les marchés louches et autres magouilles du mandat, qui a trouvé deux issues pour se protéger : jeter son dévolu sur les déplacés syriens en les accusant de tous les maux, et faire pression sur les journalistes pour les museler ». En atteste la fréquence inédite des peines de prison prononcées à l’encontre de journalistes depuis fin 2016.
Un système à revoir
Certes, la peine de prison est prévue par la loi libanaise à l’encontre de journalistes, qui sont jusqu’à nouvel ordre jugés pénalement, et pas civilement. Mais l’on avait pu observer une tendance jurisprudentielle notamment devant le tribunal des imprimés (juridiction pénale spécialisée) à se limiter à des condamnations au versement de dommages-intérêts, assorties exceptionnellement de peines de prison.
Désormais, celles-ci deviennent la règle, qu’elles soient ou non prononcées par contumace (une procédure qui justifie souvent un durcissement à portée morale de la peine).
Pour Fida’ Itani, il ne fait pas de doute que « son procès est politique par excellence ». Il n’a en tout cas pas été jugé en tant que journaliste devant le tribunal des imprimés, mais en tant qu’usager des réseaux sociaux, devant la juridiction pénale de droit commun. Les journalistes sont de plus en plus poursuivis pour des publications sur la Toile (non incluses jusqu’à nouvel ordre dans la compétence du tribunal des imprimés) pour justifier un traitement plus strict à leur égard, incluant des arrestations provisoires (souvent arbitraires) par les services sécuritaires.
Réagissant via L’OLJ au jugement prononcé contre M. Itani, le ministre de l’Information Melhem Riachi a déclaré « s’opposer catégoriquement à toute peine de prison et à toute arrestation dont ferait l’objet un journaliste, quels qu’en soient les motifs ».
Fin du débat d’intérêt général
Le recul des libertés publiques au Liban inquiète plus d’une organisation internationale. Dans un rapport publié le 31 janvier dernier, l’association Human Rights Watch avait dénoncé un système politico-judiciaire qui « criminalise l’expression pacifique des opinions » dirigées contre le pouvoir. Une criminalisation rendue en partie possible par l’élasticité des notions d’atteinte « à l’ordre public », « aux bonnes mœurs », au « sentiment religieux », ou encore aux « symboles » nationaux, énoncés dans les textes et que la jurisprudence, trop inconstante, n’a pas réussi à orienter vers une application libérale.
Dans un communiqué publié hier, l’association Maharat a appelé « le pouvoir judiciaire à œuvrer pour favoriser le débat d’intérêt général, qui par définition élargit la marge de critique à l’encontre de personnes publiques, plutôt que de la restreindre ». Ainsi, par exemple, le post Facebook de Fida' Itani, même s’il comporte un mot outrageant (« poubelle »), énonce des accusations sur base de faits imputés au régime, c’est-à-dire sujets à être vérifiés par les juges, auxquels cas l’auteur de ces accusations est susceptible, même en vertu de la loi libanaise, d’être exempté de toute poursuite pour diffamation (le seul cas de diffamation ne pouvant supporter une telle exception étant la diffamation envers le chef de l’État). Condamner M. Itani pour ces propos revient à interdire toute quête de vérité relative au régime, tout questionnement de ses méthodes, y compris ses incitations à la haine communautaire – lesquelles auraient en revanche facilement justifié l’arrestation de journalistes.
Certes, les juges libanais ont très exceptionnellement exempté un journaliste pour la véracité de ses accusations. Jamais la jurisprudence libanaise n’a été à la hauteur de la sauvegarde des libertés. Mais jamais le système n’a été aussi exploité qu’aujourd’hui contre les opposants. Jamais l’absence de débat ne s’est fait aussi lourdement ressentir. Et, avec elle, la fin des idées.
Pour mémoire
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A quoi srevent nos commentaires face aux combines de M.Aoun et Bassil ? De toute façon , et malheureusement, les bêtises de Bassil ne sont évitables il n'a rien d'autres à offrir à nous offrir
14 h 38, le 01 juillet 2018