Quel est votre premier souvenir lié à l’art ?
Il se résume à deux mots : le fil et la scène. Le fil, à travers la broderie dont les premières images remontent à ma très petite enfance et sur laquelle je suis revenu récemment avec ma pièce Relique (partie de mon exposition Tout doit disparaître). Je crois que nos premiers souvenirs ne nous quittent jamais réellement. Et puis la scène, le théâtre plus particulièrement, que j’ai commencée à l’âge de six ans. Ce n’est qu’au moment d’intégrer le conservatoire à Paris que je me suis rendu compte que je n’avais jamais cessé d’en faire jusqu’alors…
Rimbaud, auquel votre exposition « Tout doit disparaître » consacre un clin d’œil, faisait-il partie de vos premières figures de référence à l’époque ?
Bien sûr. Enfant, je rêvais d’être poète plus qu’autre chose. À l’époque, j’éprouvais une sorte d’attraction pour les mots que je ne comprenais pas. Je lisais des choses qui m’aimantaient sans que je n’en saisisse le sens. Je crois aussi que mon parcours principalement littéraire m’a permis d’accéder à d’autres formes d’art. À part Rimbaud et dans un autre registre, je suis tout autant fasciné par le personnage de Madonna !
Vous touchez à plusieurs formes artistiques, entre autres le théâtre, l’écriture, la photographie, le cinéma. Ne craignez-vous pas de vous disperser ?
Nullement, au contraire, je ne pense pas qu’être dispersé soit un attrait négatif. Surtout que je ne vois aucune interruption entre les formes d’art auxquelles je touche. Dans ma manière d’envisager les choses, il n’y a pas de points de rupture entre le théâtre, le cinéma ou l’écriture, mais plutôt des virgules qui permettent à ces pans de ma vie de s’irriguer et servir mon propos. Sans frontières et surtout sans complexe, quitte à faire de faux pas, car ceux-ci sont essentiels, j’emploie un mot, un geste ou un rôle pour m’exprimer au mieux… Le langage du corps ou des mots, c’est selon.
Pourtant, vous n’avez exposé la première fois qu’il y a deux ans, en 2016, dans le cadre de Photomed…
Mon travail a toujours été fondamentalement personnel, et je n’ai jamais eu l’ambition secrète de « devenir artiste ». À l’image de mes pratiques journalistiques, mon art se cultivait au gré de rencontres et surtout d’envies. Jusqu’à cette première exposition donc (je parle surtout d’une exposition au public), j’affectionnais l’idée de garder ce que je faisais dans une certaine intimité, et également celle d’être l’objet d’œuvres cinématographiques et de théâtre. Par la suite, après Photomed (NDLR : où il a décroché le deuxième prix en 2016), j’ai été invité par Éric Lebas en 2017 à occuper l’espace de la galerie de l’Institut français où j’ai présenté No Photos Please, que j’appelle lubie plutôt que série. Les choses se sont développées organiquement, sans aucun calcul ni préméditation de ma part, car c’est ainsi que je procède : intuitivement et naturellement. J’ai horreur des termes carrière et projet qui, à mon avis, vont à l’encontre d’une impulsion artistique.
Quel a été le déclenchement de « Tout doit disparaître » ?
Cette exposition s’ancre dans la continuité de No Photos Please, mais dans une démarche à rebours. Alors que cette dernière exposition s’était construite autour d’une frénésie de photos (d’ordre personnel) glanées çà et là et qui m’avaient permis de sonder mon/notre rapport à l’image, Tout doit disparaître s’interroge sur ce que la disparition de certaines images peut engendrer comme nouveaux visuels. Un passage du trop-plein au vide, en fait. En démarrant de la terreur que provoque une page blanche – mon point de départ étant la citation de Stéphane Mallarmé « sur le vide papier que la blancheur défend » –, je suis parti sur l’idée de documenter une disparition, induire le blanc dans toutes ses nuances. Ensuite, comme rien n’était réellement planifié, je me suis vu expérimenter de nouvelles formes et démultiplier les images, en laissant les imprévus cornaquer l’aventure. C’est quelque chose d’empirique, où les accidents ont insufflé une forme de sensualité à l’exercice.
D’où vient cette fascination pour la tour Murr, qui fait l’objet de votre récent ouvrage « Mes nuits sont plus amères que vos jours » ?
Ici, également, le hasard a mené au déclenchement de cette série. Je n’avais aucune intention de me retrouver avec les 3 500 clichés que j’ai rassemblés au cours de mes pérégrinations nocturnes, quand je traquais Burj el-Murr dans les différents visages, les différentes peaux qu’elle endosse tous les soirs. Armé d’un vieux portable, d’une caméra jetable ou d’une pola, comme autant d’imperfections qui siéent bien à ce bâtiment, je me rendais donc en voiture, presque comme un réflexe, au pied de Burj el-Murr que j’ai documentée dans tous ses états. 36 de ces images font l’objet de l’ouvrage Mes nuits sont plus amères que vos jours, où je paraphrase sciemment le titre du film d’Andrzej Zulawski (et d’abord le roman de Raphaëlle Billetdoux). L’idée n’était pas de faire parler cette tour, l’une des uniques traces mémorielles de la guerre, ni de charger ce monument de la mémoire collective planté en plein présent, mais plutôt de l’écouter, de le voir respirer, bouger presque, vivre. Et le faire disparaître aussi, peut-être.
* « Tout doit disparaître » de Nasri Sayegh au Beirut Art Residency Project Space, Gemmayzé, jusqu’au 2 août
** « Mes nuits sont plus amères que vos jours » de Nasri Sayegh, dans la collection FugaCité
Pour mémoire
Les voyances et clairvoyances de Nasri Sayegh