Des yeux gris-bleu sous un front saillant dominent des traits à première vue figés. Mais au fil de la conversation, cette impression d’immobilisme se dissipe, révélant une aptitude naturelle au calme et, surtout, un regard. Profond et insaisissable, comme le souvenir. Ce sont d’ailleurs des réminiscences qui animent l’ancien député Salah Haraké, repères de ce politique chevronné, principale figure chiite indépendante à Baabda, où il se porte candidat sur la liste des Forces libanaises et du Parti socialiste progressiste.
Il s’est imprégné, jusqu’à l’assimiler, d’une image de son enfance, passée entre Bourj Brajneh et l’école des Frères de Furn el-Chebback, entre 1948 et 1952.
Son regard redevient aussitôt celui de l’enfant, élève du complémentaire, faisant tous les jours, « accompagné de grands », le chemin de la maison vers l’école, en bus public « jusqu’au rond-point de Chatila, et le kilomètre restant à pied ». La toile de fond de cet itinéraire est « magnifique, faite d’étendues vertes, un panorama de forêts sans fin, si bien qu’une pluie torrentielle pouvait nous faire obstacle. Ces images, je ne les oublierai jamais », dit-il. Cette région, qui fut « l’une des plus belles du pays, est devenue l’une des plus laides », constate-t-il.
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Les temps de la régression
C’est d’une défiguration méthodique que souffre aussi le paysage politique libanais. Le vivre-ensemble, « anéanti par la guerre civile », n’est plus. Le père de Salah Haraké, commerçant et longtemps moukhtar de Bourj Brajneh, « musulman chiite croyant », avait fait le choix d’inscrire son fils dans une école catholique, « alors qu’il aurait pu opter pour les Makassed (sunnites) ou les écoles amélites (chiites) ». À l’époque, « l’être humain – parce que c’est ainsi que chacun percevait l’autre – s’employait à munir ses enfants de la meilleure éducation, la meilleure culture qui soit à ses yeux ». « Ce choix est tout le contraire des choix actuels », ajoute Salah Haraké, en référence à la régression actuelle vers l’idéologie identitaire.
C’est d’ailleurs la guerre civile qui met fin de façon précoce à la première école que ce pédagogue de formation et de profession a fondée au début des années 70, le Manor House Descartes, sur le boulevard Camille Chamoun. Devant le portail de l’établissement, situé dans le quartier-est de Beyrouth, il se heurte à l’hystérie des assassinats sur base communautaire, leur échappant de justesse. Cet incident – qu’il s’abstient d’étayer – le pousse à prendre l’avion pour l’Arabie saoudite, où il se reconvertit dans la fabrication de matériaux de construction. De ce séjour, il dit ne « pas retenir grand-chose ». Il rentre définitivement à Beyrouth en 1981 avec sa famille. Mais la vie sédentaire n’est pas son fort. « Bédouin qui voyage la tente sur le dos », sa vie au Liban est un va-et-vient entre Hamra, où il vit jusqu’à ce jour, et le Liban-Sud où la pensée de l’imam Moussa Sadr, disparu un an auparavant, était prégnante.
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La rencontre avec Berry
Salah Haraké ne tarde pas à se lier d’amitié avec le successeur de l’imam à la tête du mouvement Amal, le président de la Chambre Nabih Berry. « J’ai repéré en lui la pensée nationale qui prime sur la pensée communautaire, trait distinctif de Moussa Sadr », fait-il remarquer. Il accompagne M. Berry à ses débuts, et crée, en coopération avec le responsable financier du mouvement à l’époque, la Caisse de soutien pour Amal et pour le Sud, alimentée pendant trois ans par les donations d’hommes d’affaires et de particuliers, en grande partie sollicités par lui.
C’est le début de son engagement politique, dans lequel il s’investit pleinement après la fin de la guerre. Il est élu député de Baabda en 1996, sur la liste du pouvoir, « en tant qu’ami de Nabih Berry, non en tant que candidat d’Amal ». La nuance est importante pour cet homme qui dit avoir été formé à la liberté de pensée et à l’indépendance. C’est par elle qu’il a déconstruit les « bourrages de crâne » repérés au fil de sa vie, ceux-ci allant depuis l’école jusqu’à l’instant historique de la démission de Gamal Abdel Nasser, en ce jour de 1967 où le jeune Salah Haraké « en larmes » prenait conscience de la part idéologique propagandiste des courants panarabes.
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« On a toujours le choix »
Et ceux qui ont suivi ses prestations à l’hémicycle se souviennent d’ailleurs d’un « homme indépendant, un législateur ». C’est par cette indépendance qu’il explique en tout cas « la distance mutuelle » qui s’est insinuée entre lui et Nabih Berry jusqu’à la rupture aux législatives de 2000, qui verront la défaite de Salah Haraké. C’est en termes d’affection qu’il continue toutefois d’évoquer le chef du législatif, qu’il dit d’ailleurs avoir essayé de contacter avant le scrutin. S’il est un message qu’il souhaite lui adresser, ce sera le souhait de le voir parachever ce que « le mouvement Amal aurait pu être : la voix d’une pensée chiite indépendante ». Et ce que le Parlement aurait pu être sous la présidence de Nabih Berry : une instance « autonome, préservée, à même de faire évoluer, sinon de sauvegarder la démocratie au Liban ». Et cela, malgré les intérêts de l’autre parti chiite, le Hezbollah, justifiant par exemple la fermeture du Parlement pendant deux ans. « Malgré la contrainte, on a toujours le choix », dit-il. Et à ce stade, à la lumière du nouvel équilibre des forces internes, « ce choix s’offre comme jamais auparavant à Nabih Berry ». « Et nous sommes prêts à l’appuyer dans ce sens », ajoute-t-il.
Le pluralisme contre le wilayet el-faqih
Cette prise de position est une foi dans la modération, que le mouvement Amal porte dans son essence, mais sur laquelle le Hezbollah a empiété. « La doctrine du wilayet el-faqih est contraire à la finalité même de l’islam, celle d’amener l’homme à améliorer sa condition et celle des autres ». Le plus dangereux est que cette doctrine « met fin à l’idée de l’ijtihad », l’interprétation du Coran.
Elle est donc l’antidote du « pluralisme de la pensée » et, partant, de « l’empathie ». Une empathie qu’il a connue dans toute son intensité lorsque, jeune adulte, en mission pédagogique avec l’Unesco au Zaïre pendant sept ans, il voit une jeune femme atteinte de malaria « agoniser dans la rue devant lui ». L’autre souvenir est en revanche imprégné de toute la « beauté et des richesses naturelles que ce pays d’Afrique ignorait ». Il a compris que les Libanais, s’ignorant eux-mêmes, souffraient de ne pouvoir édifier un État moderne. Son engagement pour cet État est aujourd’hui doublé d’un engagement pour un éveil chiite.
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Où sont les descendants et les successeurs de Mahmoud Ammar, l'ami de Camille Chamoun et de Mohsen Slim, l'ami de Raymond Eddé. Pendant des années je rencontrai avec des amis tous les dimanche Mohsen Slim au café "Le Cristal" sis à l'avenue de la Grande-Armée à Paris. Ses critiques sur la guerre des autres au Liban, bénéficiaent de toute notre attention. Il faut dire que je connaissais Maître Mohsen Slim depuis les élections législatives dans la circonscription de Kesrouan-Jbeil en 1952 dans lesquelles Mohsen Slim était arrivé en tête de la liste du Bloc national même avant Raymond Eddé.
Un Libanais
19 h 26, le 26 avril 2018