L’image se voulait rassurante, elle est en réalité révoltante et inquiétante. Entourant le chef de la municipalité de Hadeth Georges Aoun, les députés d’Amal (Ali Bazzi), du Hezbollah (Ali Ammar) et du CPL (Alain Aoun), mains unies et levées, ont affirmé à la population que leur alliance était indéfectible et qu’elle avait surmonté la récente crise. En principe, la population était censée leur dire merci et pousser un grand soupir de soulagement, surtout après la tension des deux derniers jours et la soudaine renaissance des anciennes lignes de démarcation de la guerre civile que l’on croyait oubliées à jamais. Du coup, les plus importantes figures de la classe politique se sont empressées de saluer l’unité nationale retrouvée et de rendre hommage aux symboles de cette unité que sont ceux-là mêmes qui l’avaient menacée au cours des derniers jours. On croyait les Libanais avertis et échaudés. On découvre finalement que les vieux scénarios sont toujours utiles et efficaces, et qu’en fait les plus grosses ficelles sont celles qui deviennent les plus invisibles chez une population atteinte de cécité presque incurable.
Tout avait donc commencé par un décret de promotion militaire qui devait ou non être signé par le ministre des Finances. Il s’agissait donc d’un point constitutionnel, passible de plusieurs interprétations différentes. Les divergences se sont envenimées et elles se sont transformées en conflit ouvert à la suite de la diffusion d’une vidéo dans laquelle le ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil accusait le président de la Chambre Nabih Berry de se comporter en « fier-à-bras », parce que ses émissaires étaient en train de menacer des notables de la communauté libanaise en Côte d’Ivoire pour qu’ils boycottent le congrès sur l’émigration organisé par le ministère. Que l’on soit pour ou contre l’attitude du ministre des Affaires étrangères et les qualificatifs utilisés contre le président de la Chambre, il n’y avait pas de raison pour que la situation dégénère de cette façon.
Pourtant, en deux temps, trois mouvements, la rue s’est mobilisée, et, avec elle, les vieux démons de la guerre civile sont revenus. Des slogans que l’on croyait oubliés ont resurgi et des images que l’on croyait bannies ont refait leur apparition. Le conflit qui était au départ institutionnel et constitutionnel est rapidement devenu confessionnel et a placé le pays au bord d’une explosion communautaire, à cause d’une guerre des ego. Toutes les belles paroles de l’après-guerre, les ententes et les alliances étaient sur le point d’être balayées dans un processus qui semblait fonctionner tout seul et que nul n’arrivait à (ou ne voulait) stopper. Que de violence et de frustration dans les cris de colère entendus dans la rue ! Au point que la génération de ceux qui ont vécu la guerre civile a cru que celle-ci venait à peine de se terminer, ou plutôt qu’elle se poursuivait sous une autre forme. Le discours confessionnel est rapidement revenu sur l’avant de la scène, et, entre les chrétiens et les chiites que l’on croyait réconciliés, le fossé est soudain réapparu.
Les capitales concernées par la situation libanaise n’en revenaient pas. Elles ont envoyé des messages aux Libanais pour essayer de comprendre comment la situation a pu en arriver à ce stade. Les Russes et les Iraniens, notamment, n’ont pas compris ce qui se passait et ont demandé des précisions, alors que les dirigeants turcs ont alerté le Premier ministre libanais Saad Hariri, en visite à Ankara, sur les volontés belliqueuses des Israéliens. Pour ces trois capitales, les propos du ministre israélien de la Défense Avigdor Lieberman sur le fait que le bloc 9 appartient à l’État hébreu ne sont pas à prendre à la légère, et le timing de cette déclaration, à la veille de la cérémonie de la signature des adjudications des blocs, prévue la semaine prochaine, montre que les Israéliens cherchent à profiter du climat de discorde interne pour s’emparer des ressources libanaises.
Cet argument a été décisif pour le Hezbollah, qui assistait avec effarement à la détérioration des relations entre ses deux alliés principaux, Amal et le CPL. D’un côté, il ne pouvait pas prendre position contre Amal et son chef, qui avait placé son action de protestation sous le titre de la protection des droits et des symboles de la communauté chiite, et, de l’autre, il ne pouvait pas mécontenter le CPL, qui, depuis 2006, lui a assuré une couverture chrétienne précieuse. Le secrétaire général du Hezbollah a donc décidé de réagir dans deux directions. D’abord, il a envoyé ses hommes dans la rue, mercredi dans la nuit et jeudi, pour éviter tout débordement du côté de la banlieue sud vers Hadeth. Ces hommes avaient des instructions précises pour empêcher les provocations en direction des « régions chrétiennes », même par la force. C’est d’ailleurs à ce moment-là que le mouvement Amal a publié un communiqué dans lequel il a appelé à la retenue et à se retirer des rues. Les milieux proches d’Amal affirment d’ailleurs que, depuis le début, le président de la Chambre appelait au calme, mais il a été débordé par les partisans de ce qu’on appelle les « tribus chiites », qui se sont senties insultées par les propos du ministre Bassil. Les choses ayant été trop loin, il n’était toutefois plus question de se contenter de vagues appels. Il fallait agir fermement sur le terrain. Cela a été donc fait. En même temps, Hassan Nasrallah a appelé le chef de l’État pour discuter avec lui d’une issue qui sauverait la face à toutes les parties, d’autant que Michel Aoun trouvait aussi que les choses avaient été trop loin. De son côté, le Premier ministre, à peine rentré à Beyrouth, s’est rendu à Baabda pour informer le chef de l’État de la teneur de ses entretiens en Turquie. Le président Aoun a alors appelé le chef du Parlement et ils ont décidé d’une rencontre mardi.
La colère de la rue a donc été désamorcée, face au sérieux des menaces israéliennes qui pèsent sur le Liban, mais le problème de fond n’a pas été réglé. Le bon côté des choses, c’est que, face à ces menaces, les dirigeants parviennent encore à se retrouver pour faire front ensemble. Mais, le mauvais côté, c’est que cette crise a montré combien l’entente interne reste fragile. Chaque fois que les Libanais cherchent à se retrouver dans un élan national, les leaders qui tiennent les commandes depuis des décennies les ramènent à une identité confessionnelle et se présentent comme les protecteurs de leurs communautés respectives qui deviennent plus importantes que l’allégeance nationale... Dans cette lamentable crise, c’est l’État qui a laissé le plus de plumes...
Lire aussi
Le crépuscule des magiciens, l'édito de Issa Goraieb
Infantiliser pour mieux manipuler
Liban : Leçons d’un mercredi qui a failli être noir...
Coup de théâtre à la LDE : Bassil s’adresse aux participants à Abidjan par écrans interposés
« Si nous, chrétiens, ne nous défendons pas, nous n’existerons plus »
Après le coup de fil « magique » de Aoun à Berry, une détente en vue
Le congrès LDE à Abidjan devrait bénéficier de la détente interne
Têtes de cultes, le billet de Gaby NASR
Dérapages incontrôlés, le billet d'Anne-Marie EL-HAGE
L’Oscar du gâchis, l'édito de Issa GORAIEB
Oui c'est triste de voir que les libanais ont encore plus des réactions tribales. C'est triste aussi de voir qu'une journaliste n'a assez de maturité en reportant cette vidéo. C'est triste aussi de voir que le discours politique puisse descendre de la sorte même en privé. Et que demande l'ennemi israélien à part ce type de discorde pour combler sa soif pour nos richesses ? ! Et qu'elle est la solution ? Rester chrétien chiite
14 h 25, le 04 février 2018