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Idées - Commentaire

Discorde Bassil-Berry : Infantiliser pour mieux manipuler

Des partisans du mouvement Amal bloquant une route et incendiant des pneus à Beyrouth, le 29 janvier. Anwar Amro/AFP

Les incidents qui ont eu lieu cette semaine, dans le prolongement de la querelle entre le président du Parlement, Nabih Berry, et le ministre des Affaires étrangères, Gebran Bassil, sur le décret accordant une année d’ancienneté aux officiers de la promotion 94 de l’École militaire, sont graves, mais ils n’étaient pas imprévisibles. Ils sont le résultat de la fuite en avant d’une classe politique engagée dans un processus autiste qui, depuis au moins les dernières élections législatives de 2009, l’éloigne chaque jour un peu plus des citoyens.

Théoriquement, nous sommes aujourd’hui à moins de quatre mois des législatives. Toute une génération, celle qui avait entre 11 et 20 ans en 2009, va, pour la première fois de sa vie, voter pour renouveler la Chambre des députés. Pendant neuf ans, cette génération a été privée de cet acte citoyen par ceux qui la gouvernent. Sa tâche ne va pas être aisée. Lors du dernier scrutin, les choses avaient l’avantage d’être claires : le pays était bipolarisé à l’extrême et l’on devait choisir entre 8 et 14 Mars, selon la logique de « ceux qui n’étaient pas avec nous étaient nécessairement contre nous ».

Mais, durant ces neuf années, beaucoup de choses se sont passées. Les hommes politiques se sont coupés du peuple comme jamais auparavant. Des responsables aux postes-clés ont boudé le processus démocratique. Un président de la République a fini son mandat sans qu’il ne soit remplacé pendant 17 mois. Le 31 octobre 2016, un « deal » a changé dramatiquement les alliances et un nouveau président a été élu, incarnant une coalition si large (donc contre-nature ?) qu’elle n’avait quasiment plus aucune opposition politique crédible, hormis celle, timorée, des mouvements citoyens.


(Lire aussi : Le crépuscule des magiciens, l'édito de Issa Goraieb) 


Irresponsabilité

En juin 2017, une nouvelle loi électorale a été votée. Elle a été concoctée un peu à la va-vite par une classe politique unie, arrogante et ne souffrant quasiment aucune contestation. Cependant, quand la date des élections s’est rapprochée, les simulations sont allées bon train. On s’est alors rendu compte dans les hautes sphères du pouvoir que cette loi n’était peut-être pas aussi favorable qu’espéré, et on a tenté de colmater les brèches. Les délais étant trop courts, il a fallu choisir entre ne toucher à rien et permettre aux élections de se dérouler en temps et heure ou reporter le scrutin. On opta pour la première solution. Mais le risque d’une victoire mitigée était réel. Pour y parer, il n’y avait plus qu’une seule solution : jouer avec le feu et réveiller les vieux démons communautaires à travers une tentative de rétablissement des prérogatives du président maronite que Taëf avait bridées. Et laisser fuiter une ou deux insultes bien senties ne peut que servir la cause, comme cela vient récemment d’être démontré au cinéma.

Les seigneurs de la guerre, qui n’avaient pas hésité à s’auto-amnistier, étant toujours au pouvoir, les réflexes miliciens se sont réveillés de part et d’autre. Et l’on a réagi au quart de tour. Les armes n’ayant jamais été vraiment saisies, elles ont fait leur réapparition dans la rue, et voilà que les incidents sécuritaires se sont multipliés, transformant le pays en poudrière… comme il y a 43 ans, comme il y a 60 ans. Et l’on reparle déjà de groupes d’autodéfense, et pourquoi pas, bientôt, de ligne de démarcation.

Face à l’irresponsabilité de nos responsables, les citoyens vont-ils tomber dans les mêmes manipulations dont ils ont été victimes dans le passé ? Va-t-on voir soudain les jeunes de tous les bords se radicaliser pour leur communauté, eux dont la majorité, ces derniers temps, s’investissait dans les causes citoyennes ? Ces jeunes qui, dans quatre mois, vont voter pour la première fois ont été privés du travail de mémoire par la volonté de nos dirigeants. Leur manuel d’histoire s’arrête en 1948.


(Lire aussi : Les dignités personnelles sont sauves, mais l’État laisse des plumes !, le décryptage de Scarlett Haddad) 


Morcellement suicidaire

Nous voilà donc à nouveau contraints de faire face aux risques qu’encourt un pays dont la mémoire transgénérationnelle a été interrompue. Notre histoire libanaise, supposée forger notre mémoire collective étouffée, ne fait que nous dresser les uns contre les autres en autant d’« identités meurtrières » (Amin Maalouf) et nous diviser sur les médias sociaux en groupes imperméables les uns aux autres.

Ce morcellement vertigineux et suicidaire paralyse jusqu’à l’asphyxie la mécanique démocratique, ouvrant toute grande la porte aux diverses formes de corruption. Les seigneurs de la guerre sont aujourd’hui encore les chefs qui dirigent leur communauté, et, partant, le pays. Pour éviter d’ouvrir la boîte de Pandore qui risquerait de les engloutir, ces derniers, en s’appuyant sur une censure archaïque, bloquent tout travail de mémoire et donc toute ébauche d’identité nationale. Les placards de nos jeunes sont ainsi peuplés des cadavres que leurs aînés y ont abandonnés, sans jamais savoir si ceux-ci étaient victimes ou bourreaux.

Suite aux récents incidents, le député du Metn Nabil Nicolas (CPL) a eu le culot d’affirmer, mercredi, qu’au Liban il fallait que « les responsables élisent un nouveau peuple », sous-entendant que nos hommes politiques étaient indignes de leurs électeurs. Si la situation n’était pas aussi dramatique, cela relèverait d’un comique absurde, cher à Alfred Jarry et Maroun Abboud. Mais, en réalité, il s’agit d’un magistral raccourci de l’état des relations déliquescentes entre le peuple et ses gouvernants. La classe dirigeante, dans toutes ses composantes, n’a eu de cesse de nous infantiliser afin de mieux nous manipuler. Alors que la guerre avait démontré pendant quinze années leur incompétence et leur dangerosité collective, systémique et individuelle, notre responsabilité a été de ne pas avoir su les rejeter en bloc. Ils se sont alors cru tout permis. Ils ont maquillé notre passé, manipulé notre présent et tentent de confisquer notre avenir. Et ils se sont bâti une forteresse imprenable que les quelques jets de pierres des mouvements citoyens n’atteignent même pas.

Alors quoi, tout est donc perdu ? Comme dans un bon film de Kurosawa, ces chefaillons vont finir par s’entre-anéantir. En attendant, privés de tout levier politique, nos enfants n’ont plus qu’à investir le champ artistique pour exprimer leur désarroi et amorcer leur quête d’identité. Et ils le font très bien. Et cela n’est déjà pas si mal. Car cette quête débute forcément par un travail de mémoire qui s’exprime en une multitude d’histoires personnelles dont la somme finit par esquisser un semblant de mémoire collective, ferment d’un avenir qu’on espère commun. À condition de ne pas laisser l’irresponsabilité de nos responsables enflammer une fois encore la rue dans le but de servir leurs petits intérêts personnels et ponctuels. À nous de les en empêcher. 

Écrivain, conseiller en communication et enseignant à l’Institut des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph.



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Les incidents qui ont eu lieu cette semaine, dans le prolongement de la querelle entre le président du Parlement, Nabih Berry, et le ministre des Affaires étrangères, Gebran Bassil, sur le décret accordant une année d’ancienneté aux officiers de la promotion 94 de l’École militaire, sont graves, mais ils n’étaient pas imprévisibles. Ils sont le résultat de la fuite en avant...

commentaires (6)

La politique c’est l’art d’extraire de l’argent Des riches et des suffrages des pauvres tout en faisant croire aux uns qu’on les protège des autres.(citation de Larochefoucauld . Sauf que dans le cas du Liban ce n’est pas seulement des suffrages que l’on leur extrait mais tout.

Ado

14 h 01, le 04 février 2018

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Commentaires (6)

  • La politique c’est l’art d’extraire de l’argent Des riches et des suffrages des pauvres tout en faisant croire aux uns qu’on les protège des autres.(citation de Larochefoucauld . Sauf que dans le cas du Liban ce n’est pas seulement des suffrages que l’on leur extrait mais tout.

    Ado

    14 h 01, le 04 février 2018

  • Magistral! Rabih Haddad décrit nos maux comme personne. Son article est percutant et le lien qu'il établit entre censure et blocage du travail de mémoire est d'une grande justesse.

    Marionet

    16 h 23, le 03 février 2018

  • je cite "" Les seigneurs de la guerre, qui n’avaient pas hésité à s’auto-amnistier, étant toujours au pouvoir"" fin de citation. R Haddad a su resumer l'essentiel du probleme en, voyons en 16 mots . pas besoin de plus. AUSSI, R Haddad aura indirectement trouve LA SEULE SOLUTION avec force loi: ABDICATION immediate de chaque libanais ayant participe aux guerres pseudo intestines libanaises , de pres ou meme de tres loin, a n'importe quelle fin, financiere soit elle, populiste, ideologique , divine, QU'IMPORTE, sa position sociale, clericale ,son rang /position politique . le hic ( expres j'appelle ca juste un hic ). C que cette loi devra etre votee par ceux la memes qui seraient penalises par la loi. ALORS, REVER POUR REVER, attendons des jours meilleurs prochains.

    Gaby SIOUFI

    13 h 32, le 03 février 2018

  • Excellent étude. Le pays a été sans chef d'Etat durant 29 mois, du 25/5/2014 à 31/10/2016, un record depuis la période phénicienne...

    Un Libanais

    12 h 32, le 03 février 2018

  • FANATISER ET ABRUTIR POUR MIEUX TENIR EN MAIN ET POUR MANIPULER LES TROUPEAUX !

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 48, le 03 février 2018

  • Il ne faut pas tout mettre sur la guerre de 75 car cette guerre bien qu’importer était une guerre d’existance .. les chretiens devaient quitter en bateau (plusieurs fois offfert en secret et en public) Le Liban ... surtout que le peuple aussi est fautif ... les libanais en generals et les chretiens en particulier adorent être le centre du monde svp quand on veut vraiment faire un devoir de mémoires soit on la fait honnêtement soit c’est pas la peine !!

    Bery tus

    07 h 42, le 03 février 2018

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