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Idées - Hydrocarbures

L’indispensable retour du Parlement sur la scène pétrolière

Nicolas SARKIS, Économiste, expert en affaires pétrolières et énergétiques.

Un projet de loi sur la fiscalité applicable à la production de pétrole et de gaz en mer a été soumis pour approbation au Parlement. Attendue depuis pas moins de quatre ans, cette loi constitue le chaînon manquant et le dernier volet du dispositif juridique nécessaire pour la signature d'accords avec les sociétés concernées. Le projet sur lequel les députés devront pouvoir se prononcer a été préparé discrètement, en haut lieu et en petit comité. Il revêt une importance particulière pour essentiellement deux raisons.

La première est que l'impôt sur les profits applicables à la production d'hydrocarbures est l'un des éléments constitutifs de la part qui revient à l'État du total des revenus générés par cette production. Les autres sont essentiellement la redevance (royalty) et la part de la production ou des profits convenue avec le contractant étranger. La seconde raison est que c'est bien la première fois depuis la promulgation de la loi pétrolière 132/2010 que le Parlement est invité à donner son avis sur un texte législatif concernant ce secteur. Au cours des dix dernières années, et aussi étrange que cela puisse paraître, le pouvoir législatif a été complètement mis à l'écart de l'élaboration des nombreux textes, appelés officiellement « dispositif juridique », rédigés par des fonctionnaires du ministère de l'Énergie, avec l'assistance de conseillers étrangers dont les Libanais ne connaissent encore ni les noms ni les motivations. Il s'agit en fait d'une vingtaine de décrets d'application, supposés préciser les détails de la loi de 2010.

Mais comme le diable se cache dans les détails, il se trouve qu'en l'occurrence tous les diables et tous les singes de la législation pétrolière libanaise ont été soigneusement cachés dans les replis des décrets dits de simple « application ». C'est surtout le cas du fameux décret 43 approuvé à la hâte le 4 janvier 2017, comportant un modèle des accords exploration/production à conclure avec les entreprises concernées, avec toutes les dispositions nécessaires de nature juridique, technique, financière, économique, administrative, environnementale, etc.

Pire encore, l'esprit et la lettre de la loi pétrolière 132/2010 ont été dénaturés et littéralement falsifiés à travers l'article 5 du même décret qui exclut l'État des activités pétrolières (voir L'Orient-Le Jour du 24 juin 2017, « Des Libanais veulent faire encore mieux que Monsieur 5 % »).

Cette usurpation des prérogatives du pouvoir législatif s'est produite dans le secret, sans aucune explication ou discussion publique au Parlement, dans les médias ou ailleurs. Tant et si bien que le député Mohammad Kabbani, président de la commission parlementaire des Travaux publics, du Transport, de l'Énergie et de l'Eau, n'a pu contenir son indignation en disant en août 2016, au cours d'une réunion de ladite commission : « Ce qu'il y a de pire dans l'affaire du pétrole et du gaz, c'est sa grande opacité, y compris vis-à-vis du Parlement. Nous n'avons même pas eu accès au contenu des décrets soumis au Conseil des ministres. C'est là une situation honteuse et inacceptable qui jette la suspicion sur ce qui est fait. Nous ferons tout ce qui est nécessaire pour assurer la transparence dans ce secteur, car le Parlement est l'autorité suprême de contrôle dans le pays. »

Maintenant que le pouvoir législatif a enfin l'occasion d'exercer les prérogatives de législation et de contrôle dont il a été spolié dans ce domaine, les Libanais ne peuvent qu'espérer que leurs représentants mettent fin aux dérives désastreuses constatées jusqu'ici. Leur espoir est d'autant plus grand que ces dérives risquent d'être aggravées par un projet de loi fiscale de nature à ouvrir la voie à d'énormes pertes financières.

 

(Lire aussi : Le rêve qui vient du froid)

 

1 – Une fiscalité très défavorable à l'État
Les dispositions fiscales applicables aux hydrocarbures figurent tant dans le décret 43/2017 que dans le nouveau projet de loi soumis au Parlement, et portant tout particulièrement sur la taxation des profits ainsi que sur certaines exonérations, aussi surprenantes qu'inquiétantes. Le trait commun à toutes ces dispositions, qui représentent en pratique les composantes de la part de l'État (Government Take) dans les revenus pétroliers, est qu'elles sont toutes inférieures aux standards internationaux. Il en est ainsi des taxes dites « superficiaires » qui restent symboliques, de l'inexistence totale de bonus fréquents dans ce genre d'accords, de la redevance (royalty) qui varie de 5 à 12 % pour le pétrole selon le niveau de la production ou, pire encore, de la redevance fixe sur le gaz qui ne décolle pas d'un modeste 4 % contre, aussi bien pour le pétrole que pour le gaz, un niveau standard mondial qui est, hormis certaines exceptions en plus ou en moins, de 12,5 % de la valeur de la production, allant même jusqu'à 18,75 % dans le golfe du Mexique.

Quant à l'impôt sur les profits des sociétés pétrolières, le nouveau projet de loi le fixe à 20 %, contre une moyenne mondiale de 26 % dans ce type d'accords.

À ces éléments, le décret 43 ajoute un petit tour de passe-passe présenté par certains responsables comme une grande percée par rapport à ce qui se passe ailleurs, alors que c'est en fait un grossier leurre. Il s'agit de la part minima de 30 % des profits que l'État peut prélever en espèces ou en nature, et qui pourrait augmenter selon des critères à déterminer via des « enchères » avec chaque société séparément. Cela se traduit en pratique par le fait qu'une partie des profits qui reviennent de toute façon à l'État, soit sous forme d'une part qui est généralement de 40-60 % de la production dans le monde, soit sous forme d'impôt sur les profits du partenaire étranger, change en l'occurrence de nom pour être appelée « part minima des profits ».
Étant donné par ailleurs que la même part des profits est payable en espèces ou en nature, et vu que le Liban ne dispose pas encore d'une société pétrolière nationale, le ministre de l'Énergie confierait la vente des quantités reçues en nature aux sociétés opératrices (art. 82 du décret 10289/2013). Est-ce vraiment là le moyen de commercialisation le plus adéquat et le plus rassurant pour le pays ?

À partir de ces données, une première simulation de la mise en œuvre du régime fiscal proposé pour le gaz indique que la part du total des profits que le Liban pourrait espérer au cours des premières années varierait aux alentours de 47 %, contre 53 % pour les entreprises opératrices. Cette part serait de loin inférieure à la moyenne de 65-85 % que procurent aux pays concernés les centaines de contrats de partage de la production aujourd'hui pratiqués dans plus de 70 pays. Elle serait même de loin inférieure à ce que percevaient les pays producteurs sous le vieux régime des concessions entre 1951 et la nationalisation de ces dernières au début des années 1970, qui était une redevance de 12,50 % de la valeur de la production, plus un impôt de 50 % sur les profits. Ces écarts énormes avec le maigre 47 % promis théoriquement au Liban se traduiraient naturellement par un manque à gagner qui se chiffrerait en milliards de dollars.

 

(Lire aussi : Des Libanais veulent faire encore mieux que Monsieur 5 % !)

 

2 – Contrôle rendu impossible par la neutralisation de l'État
Non moins important est le fait que tous les chiffres rappelés ci-dessus sont sujets à caution et rendus incontrôlables du moment que l'État a été chassé des activités pétrolières par l'article 5 du décret 43/2017, et que toutes les manettes qui commandent les dépenses, les recettes, et donc les profits, sont dès lors passées entre les mains des seules compagnies opératrices.

Il en est de même des trois éléments dits « biddable », retenus pour mesurer, via des enchères, le facteur « R » qui détermine l'évolution du partage des profits, et donc de la taxation. Étant donné qu'elle se passe séparément avec chaque société, cette pratique des enchères n'est plus tolérée dans d'autres pays parce que : 1) Elle va à l'encontre des exigences de la transparence nécessaire à tous, y compris les sociétés internationales, et 2) Elle comporte un risque très élevé de corruption au cours des discussions derrière la porte entre des agents du gouvernement et les sociétés concernées.

Par ailleurs, l'exclusion de l'État des activités pétrolières rend illusoire toute velléité de contrôle effectif des comptes des mêmes sociétés. D'autant plus que, selon l'article 16 du décret 43, le seul droit reconnu au ministère de l'Énergie et à l'Autorité du pétrole est celui d'envoyer un « observateur » aux réunions du comité de gestion de ces sociétés, tout en précisant que ces dernières peuvent, quand elles le souhaitent, se concerter en l'absence de ce vaillant « observateur ».

Pour parer à cette situation très inconfortable, les responsables du secteur pétrolier ont annoncé le plus sérieusement du monde que le contrôle des comptes des sociétés opératrices serait partagé entre l'Autorité du pétrole pour le volet dépenses, et le ministère des Finances pour le volet recettes ! L'ennui est que le contrôle de comptes aussi complexes que ceux des sociétés pétrolières multinationales est bien moins aisé que celui des comptes d'une industrie locale ou d'un supermarché.

 

3 – Opacité accrue sur les sociétés « non opératrices »
Un autre problème de taille concerne les nouvelles mesures envisagées pour accompagner le nouveau projet de loi sur la fiscalité pétrolière. Ces mesures ont été explicitées dans un document présenté à une réunion interministérielle tenue le 17 février 2017 pour finaliser le texte de ce projet de loi. La principale de ces mesures porte sur l'exonération des sociétés préqualifiées, pour obtenir des droits d'exploration/production, des obligations prévues par l'article 78 du Code de commerce. Ces obligations prévoient surtout que : « Toutes les sociétés anonymes constituées au Liban doivent avoir leur siège principal sur le territoire libanais, et doivent être nécessairement de nationalité libanaise. » Le même article précise que « le tiers du capital des sociétés anonymes ayant une activité d'intérêt public doit être sous forme d'actions nominales détenues par des actionnaires libanais et qui ne sauraient, de quelque manière que ce soit, être transférées qu'à d'autres actionnaires libanais ».

La seule justification donnée jusqu'ici à cette exonération est « la nécessité de stimuler les investissements dans ce secteur ». Un peu trop courte, cette justification ne change rien au fait que la stimulation des investissements pétroliers et de l'économie libanaise nécessite plutôt, et autant que faire se peut, une libanisation des sociétés concernées. Non moins important est le fait que l'exonération des obligations prévues par l'article 78 du Code de commerce est une aubaine pour les sociétés locales, y compris les sociétés-écrans, pour camoufler leur actionnariat à travers des sociétés anonymes, tout en se mettant bien à l'abri au-delà des frontières...

Ce sont là autant de raisons de souhaiter ardemment que le pouvoir législatif exerce pleinement ses prérogatives dans ce qui est devenu un véritable « maquis » pétrolier, façonné au profit de certains intérêts privés. Une remise en ordre de ce secteur nécessite pour commencer : 1) Le strict contrôle par le Parlement du dispositif juridique requis, ainsi que des accords à conclure avec les opérateurs étrangers, et 2) La création sans tarder d'une société pétrolière nationale ouverte, sous certaines conditions, aux capitaux privés libanais pour aussi bien son capital que le financement de ses activités.

 

Économiste, expert en affaires pétrolières et énergétiques.

 

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L'un des plus grands experts pétroliers du monde Nicolas Sarkis n'a pas sa place aux côtés de ces insatiables magouilleurs de la République bananière. Leurs noms sont sur toutes les lèvres !

Un Libanais

12 h 24, le 22 juillet 2017

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Commentaires (4)

  • L'un des plus grands experts pétroliers du monde Nicolas Sarkis n'a pas sa place aux côtés de ces insatiables magouilleurs de la République bananière. Leurs noms sont sur toutes les lèvres !

    Un Libanais

    12 h 24, le 22 juillet 2017

  • Grâce au grand expert, M. Nicolas Sarkis, à qui l’on aurait dû confier sans hésiter, le portefeuille du ministère de l’Energie si l’on était dans une République tant soit peu décente, nous avons ici l’un des chapitres du Mode d’emploi du pillage de nos ressources pétrolières et gazeuses, un pillage digne des corsaires les plus rapaces de l’Histoire! Ce qui nous étonne grandement, c’est que les pays concernés par les magouilles décrites avec précision par M. Sarkis, et qui chez eux prônent à grands cris la transparence et la lutte contre la corruption, ne se soient pas encore manifestés pour au moins s’enquérir et au mieux s’opposer aux transactions occultes qui se cuisinent et qui ne sont plus un secret pour personne. La complicité éventuelle ou l’implication de certains de leurs agents pourraient d’ailleurs éclater au grand jour, un de ces matins, comme ce fut souvent le cas par le passé. Le parlement va-t-il laisser faire ? Le peuple que l’on distrait avec de multiples problèmes et pas des moindres, va-t-il réagir à temps et en proportion de la gravité de la situation ? La société civile va-t-elle rester silencieuse devant l’orgie financière qui semble se préparer ? Les instances économiques et les syndicats resteront ils muets face à cet état de fait ?

    Citoyen volé

    11 h 57, le 22 juillet 2017

  • Auréolé de son immense expertise et de son autorité incontestée dans le domaine pétrolier, M. Nicolas Sarkis avait déjà démonté pour nous, dans son article en juin, les subtilités juridiques de la corruption qui se prépare. Ses propos avaient été fortement et brillamment relayés par un édito de Issa Goraieb. Aujourd'hui, M. Sarkis en remet une couche et nous explique comment le parlement a été soigneusement écarté du dossier au profit de conseillers occultes. A l'étranger, notamment en Italie, notre affaire fait des vagues et la société pétrolière nationale italienne ENI, est sommée de s'expliquer sur son implication dans le pétrole libanais. Ici? Nada ! Circulez, y a rien à voir: le gouvernement n'a pas jugé bon de nous expliquer pourquoi il avait procédé de la sorte; la justice ne s'en est pas émue non plus.

    Marionet

    10 h 36, le 22 juillet 2017

  • Le summum des scandales de corruption, que beaucoup soupçonnaient depuis longtemps dans cette tanière d'Ali Baba qu'est devenu notre pays... Que le processus se passe dans les règles, pour le bénéfice de toute la nation, nous aurait carrément étonné et choqué même, vu l'ambiance morbide de magouilleurs de tous nos politiciens et même le milieu financier, ou les intérêts particuliers d'une petite élite sont plus importants que ceux du citoyen. Vous ne nous apprenez rien de nouveau, Mr Sarkis, sinon les mécanismes subtils et machiavéliques de cette machination dont nous sommes passés maître au point de s'en féliciter dans les coulisses. Essayons d'espérer que votre article commencera à changer les choses: on ne perd rien à rêver!

    Saliba Nouhad

    02 h 21, le 22 juillet 2017

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