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Lifestyle - Photo-roman

« Il faut que tu rentres à Beyrouth, on a une bonne offre pour la maison »

Récit du retour à reculons d'une femme vers son pays natal qu'elle croyait être devenu un odieux étranger.

Photo Ayla Hibri

Mon insomnie comme un haillon se tire et se traîne sur les tapis roulants de l'aéroport Charles-de-Gaulle jusqu'au terminal 2E, porte M45, vol ME208 pour Beyrouth. Autour de moi, les Libanais sont aussi indisciplinés que dans mes souvenirs. Ils rentrent pour les vacances d'été. Je me dis : « Sont-ils si déglingués, ces Libanais, au point d'avaler des milliers de kilomètres pour rentrer le cœur béat et le sourire benêt vers ce pays qui se refuse à eux, ce pays qui les refuse, qui n'est plus à eux, qui ne le sera jamais plus ? Sont-ils bizarres d'accourir vers cette contrée agonisante qui n'a pas d'avenir, que le présent gangrène et dont on ne s'est jamais entendu sur le passé ? » Je me tiens sur le bord de la ligne d'embarquement que mes pieds de tous leurs osselets contestent, comme rôdent autour d'une piscine ceux qui ne savent plus nager. Je me tiens sur le bord de mon enfance dilapidée que je n'ai jamais connue, et qui a été anéantie le matin de mes quinze ans, quand ma grand-mère qui m'a élevée m'a dit : « Tu n'as jamais été un enfant. »

 

Se débarrasser de son passé
C'était me donner une claque sans l'intention de me faire mal. Et après tout, elle avait amplement raison : comment être enfant quand on ne se souvient plus de l'étreinte dévorante d'une maman et des bras-abris d'un papa ? Les deux ont eu la mauvaise idée de mourir pendant la guerre, j'avais huit ans. Pas à cause de la guerre, comme tout le monde. C'était l'époque où l'on buvait pour oublier. Alors un verre de trop, accident de voiture sur l'ancienne route de l'aéroport. Mais comme nous étions en pleine guerre, mes grands-parents avaient décidé de nous embarquer, mes deux frères et moi, à Sydney, où ils se sont consacrés à notre éducation du mieux qu'ils savaient. Depuis cet incident, en 1977, je ne suis plus revenue dans ce lieu que je haïssais de toutes mes forces. Jusqu'à un texto laissé par mon frère aîné la semaine dernière. Il y était écrit : « Il faut que tu rentres à Beyrouth, on a une bonne offre pour la maison. Un expat est intéressé, il veut signer au plus tôt. » Sans réfléchir à la chose, j'avais prévenu le bureau, fait mes réservations, c'était l'occasion rêvée de démissionner de mon passé boulet. De démystifier une fois pour toutes mes souvenirs bourreaux.

 

Les étés naphtalinés
En avion, je repense à mes étés d'enfant, mes étés libanais. Je me souviens qu'ils arrivaient dans un sachet en plastique, blottis entre les flocons rondelets de naphtaline. Une neige odorante pour fanfaronner la saison estivale, ça me faisait tout drôle. C'est alors que ma mère déversait ce poudroiement cristallin et blanchâtre sur les tapis qu'elle enroulait de « papiers journal », d'un geste inimitable que seules les maîtresses de maison libanaises se filent en douce. Je la regardais faire. Lentement momifier la maison dans ces émanations marbrées de pétrole qui pourtant, étrangement, finissaient par fleurer l'air iodé et les arômes multicolores qu'étalaient à nos pieds les arbres fruitiers. La naphtaline sentait les portes qui claquent et les départs. Mais ceux qu'on affectionne. Sous la chape de son odeur âpre et alcoolisée, drôlement, elle avait le parfum chatouillant des promesses ensoleillées. La naphtaline sentait la sécurité. On savait que pendant notre absence, elle prendrait soin de l'appartement, de nos meubles et de ces morceaux de nous. Qu'elle les embaumerait dans un sommeil comateux qui leur ferait oublier leur solitude d'été.

 

La découverte
À l'arrivée, je réalisais avec délectation que Beyrouth, le pays avaient muté en ces odieux inconnus, ces ennemis indicibles. Aucun état d'âme, j'étais là pour une formalité, c'est tout. Je n'avais même pas reconnu la maison de Saïda qu'il était question de vendre. Affolée par le bruit des tronçonneuses alentour, étourdie par l'odeur de pisse des chats squelettiques qui squattaient la cour étouffée d'herbes folles, la bâtisse n'était plus que le fantôme d'elle-même. Un corps qui attend de trépasser. Les expats avaient l'air aimantés par l'argumentation biscornue de mon frère. Je n'avais pas compris ce qu'ils pouvaient bien trouver à ce cadavre de maison, alors je les ai laissés faire. Et mes pieds m'ont porté. J'avais marché vers le seuil du jardin qui naguère se déroulait vers la mer. Ici, je découvrais, à la même place, le tracteur de mon père, pelotonné entre les lèvres roses d'un laurier en fleurs. C'est comme s'il m'attendait dans son silence rouillé. Si je ferme les yeux, par magie, j'entends le bourdonnement huileux du bolide jaune, l'haleine nicotinée de mon père et le souffle vanillé de ma mère qui nous somme de passer à table. Je discerne même, au loin, mes larmes grasses d'après une chute à vélo. Mes yeux sont deux nuages gonflés sous la tonnelle de mes paupières mouillées. Dans tous mes pores, entraînée par la brise marine, me revient alors mon enfance que sans doute, tout ce temps, à défaut de moi, la naphtaline de ma mère a dû jalousement préserver.

 

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Mon insomnie comme un haillon se tire et se traîne sur les tapis roulants de l'aéroport Charles-de-Gaulle jusqu'au terminal 2E, porte M45, vol ME208 pour Beyrouth. Autour de moi, les Libanais sont aussi indisciplinés que dans mes souvenirs. Ils rentrent pour les vacances d'été. Je me dis : « Sont-ils si déglingués, ces Libanais, au point d'avaler des milliers de kilomètres pour rentrer...

commentaires (2)

Triste...

Soeur Yvette

16 h 44, le 03 juillet 2017

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Commentaires (2)

  • Triste...

    Soeur Yvette

    16 h 44, le 03 juillet 2017

  • TRISTE... TRES TRISTE... AINSI ON EST DERACINE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    07 h 53, le 03 juillet 2017

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