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Lifestyle - Photo-roman

Quand elle sentait la laque et lui l’eau de toilette...

Souvenirs aigres-doux de ces moments à cœurs battants et estomacs serrés. Ces moments hostiles à l'enfance, quand, la nuit tombée, les parents sortaient. Et que l'on découvrait le terme « boîte de nuit ».

Photo G.K

Enfant, leurs nuits venaient à moi sans prévenir. Insoupçonnées comme une neige jaillie d'un ciel bleu, elles me tombaient dessus, entraînées par les flocons d'une peur glacée qu'hélas, je n'ai jamais appris à apprivoiser et qui revient frapper à ma porte dès lors que je m'en rappelle. Enfant, leurs nuits sentaient la peur. Et cette peur, à ne pas confondre avec celle du noir, avait une odeur précise, raide et râpeuse, qui lui sied parfaitement et qui honore son nom. Celle de l'Eau Sauvage de Christian Dior, l'eau de toilette de mon papa. Aussitôt le soleil porté disparu, tout au bout du couloir, quand un brouillard d'Eau Sauvage s'en évadait et qu'il rampait vers moi, je voyais cette peur, là, sous mes yeux piscine inondée, aiguisant son coutelas, prête à entailler mon petit cœur en sucre candide. J'avais compris qu'ils sortiraient ce soir. Et je bondissais, je voulais leur barrer la route, je rasais les murs, tenant en lisière une angoisse déterminée à m'exploser le plexus. En catimini, je les observais à travers la buée poudrée de la salle de bain qui estompait leurs allures bousculées. Plus ils se faisaient beaux et plus l'angoisse me faisait la peau. Plus ils se faisaient beaux et moins ils étaient mes parents.

Leur départ

Puis, quand ces deux magnifiques étrangers venaient à moi, le corps glorieux, lustrés, peignés et parfumés, je serrais les poings au creux des pochettes de mon pyjama, deux petites éponges pour boire les litres de larmes que je m'interdisais d'épancher. Engoncée dans sa nuée de laque Elnett qui semblait l'empêcher de voir ma détresse, maman picorait à mon cou des baisers parcimonieux, sans doute par crainte de gâter son rouge à lèvres. Revigoré par sa crème après-rasage dont il se tapotait les joues, de la famille Eau Sauvage où mon inquiétude n'en finissait pas de se noyer, papa faisait tinter au fond de sa poche les clés de la maison. Il ne me voyait plus. « Dépêche-toi, on va être en retard comme à chaque fois ! » disait-il à ma mère qui, après avoir joué à miroir miroir, sonnait le carrelage de l'entrée avec ses talons aiguilles, éperons aiguillés vers mon estomac en boule. En retard à quoi, pour quoi ? Plus tard, j'avais compris qu'à l'âge où l'on conquiert la nuit, où l'on danse à se déboîter les hanches, mes parents n'avaient que les abris glauques et obscurs pour blottir leurs destins en points d'interrogation. Mais à ce moment, tout ce que je savais, c'est qu'ils m'avaient abandonné pour aller en boîte de nuit. Tout ce que je tâtais, c'est cette peur qui ne me lâcherait plus. Je n'osais plus sortir de ma chambre. Sur les murs autour de moi, des bruits et des ombres, délivrées par les lampes qui s'éteignent, gribouillaient des silhouettes bruyantes et dilatées à la manière de Munch ou Ensor, chagrinées de nourrir leur solitude de ma terreur enfantine.

Maman redevient maman

Je leur faisais croire que je n'avais pas peur et, pour me distraire, je pensais au terme « boîte de nuit ». J'imaginais littéralement un réceptacle dépouillé de toute lumière et qui n'existerait qu'une fois le noir installé. Je n'avais aucune idée de ce qui pouvait bien se produire à l'intérieur de cette planète couleur ébène, dont les ressortissants fleuraient bon la laque et l'Eau Sauvage. Et si mes parents n'en revenaient pas ? Une fois, je m'étais endormi, j'avais rêvé que j'étais orphelin dans un orphelinat tenu par de vilaines religieuses, dans un fief brumeux du Nord. Un couple de la ville était venu, ils étaient riches, la dame avait pleurniché dans son mouchoir, son mari m'avait dit : « Appelle-nous papa et maman », ils m'avaient choisi. En pensées noires, on peut beaucoup, on peut se faire mal, surtout quand on est gamin. Soudain, le bruit de la serrure m'avait décadenassé de ce cauchemar alimenté par les vagues houleuses de mes draps trempés. Ils m'étaient revenus, mes deux cavaliers fourbus et endimanchés, et j'avais accouru vers eux. Me faufilant à travers les exhalaisons d'alcool mêlées à celles de mauvaises fritures et de tabac refroidi, je m'agrippais à l'odeur de mes parents, la leur, la vraie. Le regard alourdi par des cernes bleutées, je regardais ma mère se déchausser, tomber de ses échasses dorées, redescendre sur terre pour redevenir ma mère. La mienne, la vraie. Celle qui, quelques années plus tard, redoutera le moment où, la nuit tombée, elle sentira mon eau de toilette et ma crème après-rasage... Et n'en dormira pas.

Chaque lundi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C'est un peu cela, un photo-roman : à partir de l'image d'un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...


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Enfant, leurs nuits venaient à moi sans prévenir. Insoupçonnées comme une neige jaillie d'un ciel bleu, elles me tombaient dessus, entraînées par les flocons d'une peur glacée qu'hélas, je n'ai jamais appris à apprivoiser et qui revient frapper à ma porte dès lors que je m'en rappelle. Enfant, leurs nuits sentaient la peur. Et cette peur, à ne pas confondre avec celle du noir, avait...

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