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Lifestyle - Photo-roman

« Ettekil 3a Allah, kello byemché... »

Une lettre de Beyrouth à Tokyo où un Libanais tente (en vain) de raconter son pays en temps de guerre, là où le déni et les coquetteries de la vie l'emportaient sur tout.

Photo Carla Henoud

Tu as toujours été intriguée par mon petit pays foutraque. Son histoire qui marche sur la tête, si tentaculaire qu'il m'était impossible d'en démêler la pelote pour te l'expliquer. Je t'avoue que ne l'ai toujours pas comprise, alors comment te la faire comprendre ? Cela dit, je t'écris pour ne pas que les derniers débris de mes souvenirs ne trébuchent et tombent dans les trous de ma mémoire qu'écaille le temps qui passe. Par où commencer ? En te parlant du coupable providentiel, notre soleil que voilà, ce roi blond indégommable, accroché bec et ongles à son ciel brodé d'un bleu inimitable. Le soleil dans la mer, elle lui faisait les doux yeux pour qu'il vienne s'y briser en mille éclats rosissants. Cela nous faisait le cœur à marée haute, nous miroitait des jours meilleurs. Nous étions en 1975, c'était la guerre.

Des animaux en cage

Oui, mais on n'y croyait pas trop. Je te promets. D'abord, parce que cette guerre était balbutiante, elle avait à peine deux mois et était relativement concentrée sur un ou deux quartiers. Et surtout parce qu'on se disait que les combattants, des adolescents pour la plupart, faisaient presque semblant, qu'ils jouaient comme ils pouvaient, comme on leur apprenait. Se rêvant Che, Engels ou Lennon, et s'épinglant sur le torse les étoiles rouges qu'on leur dictait. Nous étions convaincus, imbéciles infinis, que cette révolution leur servait d'alibi pour sortir le soir, rencontrer ces filles qui se pâment pour les soixante-huitards à kalachnikovs ; fumer des trucs, boire des choses et se sentir érudits. Puis les faits se sont aggravés. On dit « plus que prévu », comme s'il était concevable de prévoir quoi que ce soit. Nous étions devenus des animaux en cage qui, à chaque fois qu'ils prenaient l'air, tenus en laisse par les menaces roucoulantes, constataient une ville à chaque fois un peu plus dénaturée, moins la nôtre. On refusait de voir, je ne saurai hélas t'expliquer. On était fous à vouloir tordre le nez crochu de la peur. À la manière des autruches qui ont chacune sa part de sable pour y terrer son déni, aussi grand soit notre malheur, il nous suffisait de tourner les yeux vers là-haut, pour oublier.

Eldorados futiles

Là-haut donc, le soleil dans la montagne, celle que les grands hivers de l'époque enveloppaient encore de silence, et qui se dénudait à présent en nous attendant, nous, ses amants de l'été, comme elle l'avait toujours fait. Un rayon de soleil pour relancer la vie, c'était le premier week-end de juin. Une accalmie, faille de cette guerre dans laquelle on blottissait nos semblants de vie, et voilà que je claquais la porte de mon appartement sans me retourner. Madeleine la voisine m'avait donné un petit transistor dont la voix au grain égratigné était supposée m'indiquer les zones de combat et les routes à éviter. Ça l'avait rassurée. Je t'avoue que je n'avais même pas mis la chose en marche, préférant percer ces routes de la liberté qui menaient vers nos eldorados futiles, lovées entre des cimes muettes. Le mien s'appelait Aley. Je ne me souviens plus de ces deux jours, à part peut-être que ça m'avait fait bizarre de voir qu'ici, et partout ailleurs qu'à Beyrouth et mon quartier, la vie se poursuivait normalement, banalement. Que le week-end ressemblait à tous les autres d'avant, les oiseaux de Halim à Bhamdoun avaient la même saveur acidulée, les femmes riaient tout autant de balcon en balcon, leurs rires grimpaient – comme avant – vers le ciel pointillé d'étoiles et je m'étais coupé les cheveux obole – comme d'habitude – chez Khalil le coiffeur qui m'avait dit : Ettekil 3a Allah, kello byemché (compte sur Dieu, tout ira bien).

Retour sur terre

C'est la dernière fois que j'ai pu emprunter la route de Aley ; je l'ignorais ce jour-là. D'ailleurs, nous ne savions pas de quoi demain serait fait. Au retour, pareil, je n'avais pas touché au transistor qui avait passé le week-end dans ma voiture. En fait, je voulais croire que c'était fini. Que lundi ramènerait une semaine commune et ennuyeuse, que la vie reprendrait son cours, aussi banale que ce week-end houssé dans son cliché d'été. De retour chez moi, j'avais découvert mon salon envoyé en éclats par un obus de mortier. Je te passe les détails, mais Madeleine avait dit : « Tu l'as échappé belle, je suis tellement heureuse ! » Jamais une vision plus horrible, ma vie en miettes, mon intérieur en lambeaux, n'aura suscité une réaction plus joyeuse, car c'est ainsi que nous sommes, fatalistes, un rien benêts. Et là, gisant sous mes yeux, le calendrier que tu m'offrais tous les Noël, celui de la Japan Airlines pour laquelle tu travaillais alors. Sous mes yeux donc, ton Japon, qui se redressait à l'époque d'un choc pétrolier, avec une dignité et l'intelligence de fer. Ton Japon qui avait saisi cette leçon pour réévaluer avec aplomb son modèle économique, comme une copie à revoir et corriger. Ça avait pincé au cœur, noué à la gorge, boulé au ventre, frissonné dans chaque pore, tremblé au rebord des paupières et des lèvres.

Moi, dans ma coupe obole ridicule et mon costume chiffonné, riant pour ne pas pleurer, car c'est ainsi que ce pays nous a programmés, j'avais nettoyé mon salon en me faisant croire que j'étais au lendemain d'une fête qui avait mal tourné.


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