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Lifestyle - Photo-roman

Comment je suis devenue « bonne »...

Une employée de maison retrace le chemin qui l'a conduite de la Guadeloupe à Beyrouth, sur ce balcon cloîtré et bruyant où elle rêve des plages dorées de son enfance.

Photo GK.

Contrairement à la plupart de mes consœurs d'immeuble et de quartier, on ne m'a pas choisie sur catalogue. Si cela peut te rassurer... J'avais dix-sept ans et l'adolescence revêche, insolente, cabocharde, qui ne demandait conseil qu'à elle-même et déroutait son monde autour. Mes épaules étaient aussi carrées que mes bras fluets, semblables à des échalas ballants que mon père traitait d'oiseaux bons à rien. Franchement, bonne, je l'étais à des choses que ces préjugés butés considéraient mauvais pour une fille de mon âge. C'est qu'au lieu de me clouer derrière des fourneaux fumants, mon allure d'armoire sur pattes, mes mollets de torero et mes jambes de gazelle en furie m'auguraient une autre fortune. Ils m'envoyaient sans cesse fouler la glaise de ma Basse-Terre. Je ne marchais pas, je courais. Partout, tout le temps, plus rapide que mon ombre, et chaque enjambée me rapprochait un peu plus de cette destinée fantasmée de Marie-José Pérec, guadeloupéenne elle aussi.

Un matin que j'astiquais ma fierté sur les crampons d'une paire d'Adidas usés, pour laquelle j'avais longuement économisé, ma mère m'avait convoquée. Au bord de ses lèvres mutées en mitraillettes, j'avais vu mon destin suspendu, prêt à basculer, alors qu'elle m'avertissait : « La semaine prochaine, tu iras rejoindre ta sœur au Liban. On t'a trouvé du travail dans une maison de gens bons et honnêtes. » Ces mots avaient suffi à faire de moi un complément d'objet indirect. Le truc d'une phrase où le sujet n'était autre qu'un on douteux et redouté. Puis il y a eu mon arrivée dans ce pays où toute goutte de sang noir nous fait nègre. J'y avais débarqué avec un maigre baluchon, voyageuse sans bagages aux souvenirs mis au clou, au passé abandonné à sécher sous le soleil de mon île. Mon illusion de légèreté avait bien amusé le gendarme responsable d'escorter les comme moi vers le point où patientent les patronnes. En franchissant le seuil de l'Espace pour les bonnes où fourmillaient des dames fébriles et flageolantes sur talons, j'étais donc devenue bonne, ce qui aurait sans doute ravi mon père. Le choc avait surtout été provoqué par toutes ces femmes qui nous appelaient les leurs. « Je cherche la mienne ! Tu as trouvé la tienne ? Elle a reconnu la sienne. » J'avais ainsi compris que je devenais surtout le pronom possessif d'une certaine madame Dolly, inquiète et adorable, qui m'avait tenu la main après m'avoir comparée à la photo.

La cabine téléphonique

Ça va te faire rire, mais j'ai eu de la chance. En route, madame Dolly m'avait expliqué qu'elle est prof de littérature au Lycée français, qu'elle passait peu de temps chez elle, un petit appartement facile à cornaquer. Elle m'avait comparée à un soleil noir, comme dans une chanson qu'elle affectionnait, et m'avait même dit, dans un dialecte étrange : « Tu seras la fille que je n'ai jamais eue. » Après, mon quotidien avait ronronné sereinement. J'étais cette travailleuse esseulée dans une ville folle, courbée sous le poids des tâches ménagères que j'apprenais toute seule. Je faisais le ménage, le repassage, ramassais les poubelles, préparais une soupe le soir. J'occupais une chambre confortable chez Dolly, lui tenais parfois compagnie devant la télé. Elle avait même refusé de me faire porter les uniformes dont on affublait mes consœurs, c'est gentil. Je ne sortais pas – il y a plein de gens suspects ici – si ce n'était le dimanche, afin de me rendre chez le photographe du coin. Je m'y mettais en file avec d'autres travailleuses étrangères qui attendaient leur tour devant la cabine téléphonique. J'y insérais frénétiquement des pièces de monnaie, de peur que les voix de mes parents ne s'égarent dans leurs échos.

Sinon, les après-midi, je passais la plupart de mon temps sur notre minuscule terrasse qu'assombrissaient les tours alentour et qu'aucun brin de vent ne fréquentait plus. L'été, le voisin du dessous y installait son parasol en arc-en-ciel et voilà qui suffisait à m'entraîner vers le sable doré des plages de ma Basse-Terre. Notre rue était si étroite que par les balcons on pouvait presque se serrer la main d'un trottoir à l'autre. C'est ainsi que le concierge de l'immeuble d'en face m'avait repérée. Nous passions des heures à nous échanger des mots perdus dans une traduction approximative. J'étais jeune, un peu crédule, il m'avait prise dans ses filets et je le retrouvais dans la nuit mal éclairée pour des virées sur sa mobylette. J'étais tombée enceinte. Je t'épargne les détails de la suite. Dolly m'avait gardée, elle était très croyante et s'agenouillait au pied du mot pardon. Et moi, j'ai dû t'envoyer chez ta grand-mère. Ça m'avait déchirée, tu sais, mais je l'ai fait pour toi, même si c'est difficile à croire. Toi, qui auras au moins hérité de mes mollets de torero et de mes jambes de gazelle en furie. Ceux qui t'enverront, j'en suis certaine, tutoyer les estrades, les médailles et les records auxquels je n'accéderai jamais.

 

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Contrairement à la plupart de mes consœurs d'immeuble et de quartier, on ne m'a pas choisie sur catalogue. Si cela peut te rassurer... J'avais dix-sept ans et l'adolescence revêche, insolente, cabocharde, qui ne demandait conseil qu'à elle-même et déroutait son monde autour. Mes épaules étaient aussi carrées que mes bras fluets, semblables à des échalas ballants que mon père traitait...

commentaires (2)

Superbe!

Michele Aoun

17 h 26, le 29 mai 2017

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Commentaires (2)

  • Superbe!

    Michele Aoun

    17 h 26, le 29 mai 2017

  • Comme c'est joliment écrit ! Cette "bonne" a eu de la chance, tant-mieux pour elle...et beaucoup de "madames" libanaises pourraient prendre exemple sur Madame DOLLY... Irène Saïd

    Irene Said

    10 h 01, le 29 mai 2017

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