Le code électoral n'est certes pas le seul facteur déterminant de l'issue d'un scrutin. Les alliances politiques tactiques, la psychologie des votants, les enjeux idéologiques ou stratégiques du scrutin et, dans un pays comme le Liban, le flux d'argent électoral et les rapports de force régionaux sont eux aussi susceptibles d'influencer le processus et de créer parfois des surprises.
La loi électorale reste toutefois la pierre angulaire de l'élection : reflet du régime institutionnel, elle peut être aussi l'indicateur d'une orientation politique. Le projet de loi approuvé hier par le gouvernement (voir par ailleurs) est ainsi de nature à révéler les rapports de forces au sein du pouvoir actuel. Des rapports qui penchent en faveur du Hezbollah.
De l'avis de l'expert Tanios Chehwane, « le consensus adopté est par définition conforme à l'équilibre de la situation intérieure, lequel favorise le Hezbollah ».
De fait, le parti chiite est d'emblée favorisé par le mode de scrutin convenu, qu'il réclamait dès le départ, et par le découpage, même s'il l'aurait voulu différent. « L'étanchéité » des circonscriptions à majorité chiite (Baalbeck-Hermel et les trois circonscriptions du Sud) rend « très difficile » pour des candidats de percer en dehors de l'alignement Amal-Hezbollah, même avec la proportionnelle, selon l'expert.
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Un avis que partage le démocrate chiite Hareth Sleiman (Renouveau démocratique), tout en le nuançant : il estime que certaines percées seraient possibles sur le terrain chiite, mais resteraient isolées et peu significatives. On pourrait voir par exemple la famille Khalil marquer un point à Tyr, ou des candidats communistes percer au Liban-Sud, et peut-être un indépendant du style de Hussein Husseini obtenir un siège à Baalbeck. Mais « tout siège chiite que le Hezbollah perdrait sur son terrain, il le récupérerait ailleurs », sur le terrain du courant du Futur notamment, et sans contrepartie pour celui-ci. C'est-à-dire sous forme de « gain brut ». Il ne serait pas étonnant de voir par exemple le siège chiite de la Békaa-Ouest, occupé actuellement par Amine Wehbé, à l'origine de la Gauche démocratique et aujourd'hui membre du bloc du Futur, revenir à un sympathisant du Hezbollah.
Par-delà les sièges attribués à la communauté chiite, le nouveau projet lui permettrait aussi d'acquérir des sièges en dehors de sa base. Ce que les autres factions non chiites sont incapables de faire sur le terrain du Hezbollah, pour plusieurs raisons. Politiques d'abord : seul le Hezbollah peut prétendre détenir toujours un monopole solide sur sa communauté. En revanche, la « solidarité » sunnite avec le courant du Futur est en diminution dans les régions qui lui étaient les plus favorables, comme Tripoli ou le Akkar, constate M. Chehwane. En évitant de spéculer sur les chiffres, il esquisse l'une des marques que devrait porter le prochain scrutin, à savoir « l'émergence au niveau de la base sunnite de deux extrêmes : l'un hostile au Hezbollah et l'autre qui lui est allié », dit-il. Des percées du Hezbollah en terrain joumblattiste et sur le terrain chrétien seraient aussi à prévoir, au regard surtout des éléments techniques du projet de loi.
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Un exemple pratique
Pour rappeler ces éléments, un exemple illustratif. Prenez la circonscription de Jbeil-Kesrouan, où 8 sièges sont à pourvoir, trois pour Jbeil et cinq pour le Kesrouan. Les listes en lice, qu'elles soient ouvertes ou fermées, comportent obligatoirement des candidats des deux cazas. L'électeur doit dans un premier temps choisir l'une des listes, dans son intégralité, c'est-à-dire sans possibilité de panachage (voir, pour rappel, l'article de notre collègue Élie Fayad dans notre édition du mercredi 14).
Il est seulement habilité à procéder à un vote préférentiel et à le faire par caza. C'est-à-dire qu'il coche le nom de son candidat favori sur la liste, mais ne peut le faire que pour le candidat issu du caza où il est inscrit. Au moment du décompte, le coefficient d'éligibilité de chaque candidat est calculé en divisant le nombre d'électeurs votants par le nombre de sièges pourvus au niveau de la circonscription. Si l'on retient l'hypothèse de 120 000 votants au niveau de Jbeil-Kesrouan, le seuil d'éligibilité des candidats serait de 15 000 voix (120 000 divisés par 8). Le nombre de suffrages obtenus par chaque liste sera divisé ensuite par 15 000, pour aboutir au nombre de candidats vainqueurs (le résultat est arrondi par défaut). Une liste A ayant recueilli 72 000 votes aura quatre candidats vainqueurs (choisis parmi ceux qui ont obtenu le plus de votes), une liste B avec 48 000 votes, trois vainqueurs. La dernière étape consiste à calculer les votes restants : chaque candidat gagnant implique une soustraction de 15 000 votes du total des suffrages obtenus par sa liste. La liste A ayant donné quatre vainqueurs se voit soustraire 60 000 (4x15 000) de son résultat, la laissant avec 12 000 votes restants. À la fin de cette opération, le vainqueur sera le candidat inscrit sur la liste ayant le plus de votes restants et qui a obtenu le plus grand nombre de votes préférentiels sur cette liste.
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Vers une opposition fédérée ?
Ce mécanisme aurait plusieurs effets aussi bien sur l'électeur que sur les candidats potentiels. D'abord, le système de listes fermées pourrait conduire l'électeur, à défaut de pouvoir rayer des candidats sur une liste qu'il n'approuve que pour un candidat en particulier, à renoncer finalement au vote. C'est pourquoi M. Chehwane juge que les Forces libanaises (FL) et le Courant patriotique libre (CPL) auraient plus intérêt à former des listes séparées – surtout que les FL seraient plus favorisées que le CPL par ce projet –, selon des avis concordants. L'autre effet de ce mécanisme serait de barrer la route à ceux qui ne parviennent pas à se fédérer dans des listes suffisamment nombreuses (sachant qu'une liste ouverte doit inclure au moins un candidat de chaque caza formant la circonscription). Il est encore tôt pour savoir si les indépendants ou les opposants au pouvoir actuel seraient capables de se fédérer.
Des milieux proches de l'ancien ministre Achraf Rifi lancent par le biais de L'Orient-Le Jour un appel dans ce sens. « Une campagne souverainiste, salvatrice et réformiste, contre les armes illégales et la corruption, peut et doit être menée, indépendamment de la loi adoptée », disent-ils, révélant que M. Rifi a l'intention de former des listes complètes à Tripoli et dans d'autres circonscriptions avec des partenaires de la société civile.
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Course présidentielle avant l'heure
Ce qui paraît en revanche plus palpable, pour l'instant, est la possibilité pour les alliés du Hezbollah de se constituer en listes à même de percer les leaderships traditionnels non chiites, ce qui pourrait renforcer les chances de Wi'am Wahhab dans le Chouf, Oussama Saad à Saïda, Abdel Rahim Mrad à Tripoli, voire Farid Haykal Khazen dans le Kesrouan-Jbeil, même si en contrepartie l'ancien député Farès Souhaid serait lui aussi favorisé par ce découpage.
Interrogé par L'OLJ, M. Souhaid préfère s'attarder sur « les désavantages du projet de loi pour le pays, indépendamment des intérêts personnels ». Il constate ainsi que le vote préférentiel appliqué au caza plutôt qu'à la circonscription étouffe les votes chrétiens dans les régions connues pour leur modèle de pluralisme. « Les 28 000 chrétiens inscrits dans la circonscription de Tripoli-Minié-Denniyé auraient pu constituer un swinging vote, s'ils n'avaient été dispersés à cause du choix d'appliquer le vote préférentiel au caza », dit-il.
L'effet d'éclatement du vote préférentiel semble prendre une autre ampleur au niveau de la circonscription de Bécharré-Batroun-Koura-Zghorta. S'il avait été appliqué à la circonscription, ce vote aurait anéanti les chances d'une élection du chef du CPL, Gebran Bassil. Appliqué au caza, il fait de cette circonscription « le terrain de bataille de la prochaine présidentielle entre Samir Geagea, Sleiman Frangié et Gebran Bassil. Une bataille dont l'issue sera tributaire... des orthodoxes de Koura », constate M. Souhaid.
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Nouvelles lignes de démarcation
Ailleurs, certains chrétiens ont été comme rayés de la carte. C'est le cas notamment à Beyrouth, désormais divisée en deux circonscriptions : Beyrouth I, représenté par des sièges exclusivement chrétiens, et Beyrouth II, dont le siège des minorités a été transféré à Beyrouth I, laissant les deux sièges protestant et grec-orthodoxe. Pourtant, les syriaques-orthodoxes sont une minorité bien plus présente à Beyrouth II, précisément à Mousseitbé, qu'à Beyrouth I, où les syriaques-catholiques sont prédominants.
Pourquoi favoriser les uns au détriment des autres, sachant que les commissions conjointes avaient voté à l'unanimité, en 2013, pour le rajout de deux sièges parlementaires attribués à des minorités, l'un à Achrafieh et l'autre au Metn ou à Zahlé. Une proposition avancée alors par le député Nabil de Freige, qui pourrait bien en faire un rappel lors de la séance parlementaire de demain. Le député Atef Majdalani déplore en outre à L'OLJ la division à caractère communautaire faite entre les deux Beyrouth. « Comme si on retournait aux délimitations de la guerre de 1975, que le temps s'était figé au début des années 90 », dit-il, révélant qu'il entend avec certains de ses collègues critiquer ce découpage. « Même si nous n'y pourrons rien... », ajoute-t-il.
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"Il n'y a guère au monde un plus bel excès que celui de la reconnaissance". (Jean de La Bruyère) Le Hezbollah avait bloqué toutes les institutions de l'Etat durant deux ans et demi afin d'installer son poulain Michel Aoun à Baabda. Le CPL présidé par le gendre vient de le lui rendre par le biais d'une loi électorale taillée pour son tuteur le Hezbollah. La boucle étant bouclée, passons à autre chose !
16 h 41, le 15 juin 2017