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Lifestyle - Photo-roman

Toute ma vie j’ai rêvé d’être une hôtesse de l’air

Photo GK

Petite, on me reprochait d'avoir constamment le regard braqué vers un ailleurs. Suspendue à la fenêtre de ma chambre qui s'ouvrait sur une mer à l'époque si bleue qu'on la confondait avec le ciel, je me rêvais survolant les moutons duvetés et boursouflés que forment les nuages. Je les croyais en coton et m'étais même promis d'un jour caresser cette immensité laiteuse. Nous habitions un dixième étage à Jnah dont le balcon de la réception donnait sur l'aéroport. Tous les après-midi, j'enfourchais mon petit vélo rouge pour prétendre faire la course aux avions que la piste miroitante propulsait, un à un, vers les autoroutes stellaires. Là, je m'imaginais décoller dans l'allégresse et, bientôt, me découvrais en conquérante du firmament à la Mary Poppins, parapluie en étendard, ou accrochée au cou des chevaux de bois échappés d'un manège.

 

Voir l'en haut d'en haut
Je me réjouissais de ces samedis de courses avec ma maman au Spinney's, près de chez nous. Pas pour les friandises que le reste des enfants quémandaient en pliant genou. Tout ce que je souhaitais, c'était de m'émerveiller devant les panneaux publicitaires de la Middle East qui bordaient le chemin. On y voyait des hôtesses de l'air dans des coiffes prolongées d'une voilette très Jacky O., promenant leur silhouette Courrèges pour une invitation au voyage illustrée par Jacques Auriac. Ces créatures que je pensais ailées, mi-femmes, mi-hirondelles, ces dames d'ailleurs, me fascinaient. À tel point qu'en classe de civisme, lorsqu'on nous avait demandé de choisir une profession rêvée, alors que toutes mes amies avaient opté pour maîtresse d'école, j'avais noté : « Hôtesse de l'air pour la MEA. Car je veux voir l'en haut d'en haut. » Chose promise, chose due. Bac en poche, mes copines m'avaient incitée à postuler pour Miss Liban ; c'était un temps où les filles appartenaient à la queue de comète des beauty pageants américaines et se revendiquaient répliques d'une Georgina Rizk sacrée beauté intergalactique. Contrairement à elles, j'avais préféré apprendre par cœur les capitales de mon globe terrestre incandescent, perfectionner mon anglais bancal, m'entraîner à des jeux de calcul mental et surtout retenir l'histoire de notre compagnie aérienne locale fondée en 1945 par Saëb Salam et Fawzi el-Hoss.

 

Globe-trotteuse en uniforme
Sans difficulté aucune, j'avais réussi l'examen d'entrée à la Middle East Airlines. S'en étaient suivis trois mois de stage intensif, entre cours de natation, démonstrations de sauvetage, étude de l'anatomie des avions, à l'issue desquels on m'avait assignée pour un premier vol vers Genève. En réalité, c'était mon premier vol tout court, mon baptême des cieux, je n'avais jamais grimpé à bord d'un avion. Le silence imprévisible des espaces infinis que je me suis mise à parcourir en globe-trotteuse en uniforme ne m'effrayait pas du tout. Au contraire, j'avais si bien performé qu'au bout de quelques mois, on m'avait déplacée en première classe. Je me voyais déjà partageant l'affiche avec les hôtesses qui faisaient fantasmer ma jeunesse. Dans ma tenue aux teintes d'un soleil couchant, je servais des coupes de champagne à des hommes se voulant amidonnés mais qui tentaient parfois de me soudoyer. Ça m'amusait plus qu'autre chose. J'avais griffonné sur mon bloc-notes des expressions en allemand, en russe et en chinois qui décrochaient à coup sûr un sourire aux voyageurs que notre économie prospère aimantait encore à l'époque. Sinon, en cas de turbulences, je rassurais les femmes restées blotties dans leurs visons rasés, j'avais dix-neuf ans et peur de rien sinon qu'on me remplace. Je leur répétais : « C'est exactement comme quand votre voiture se prend un trou ! » en couvrant leurs enfants d'un édredon, à la tombée de la nuit.

 

Grandeur et décadence
Sauf qu'avec le temps et la guerre spécialement, les choses ont changé. J'ai dû composer avec les moyens de bord. D'ailleurs, on m'accuse d'avoir muté en cette hôtesse volubile et loquace, expansive, qui plombe votre humeur de son humour gras. En somme, je n'ai fait qu'incarner ce pays où l'élégance bat de l'aile. Avec mes consœurs, on m'a envasée dans cet uniforme turquoise usé, avec cette surenchère de bas couleur chair. J'ai même osé la french manucure augmentée de Swarovski, les faux-cils qui trinquent avec le plafond. J'étais devenue une héroïne libanaise sympathique et un rien archaïque. Chose qui m'a valu de passer à la guillotine des réseaux sociaux, jonglant entre mes abjects plateaux d'omelettes et de knefé, que par ailleurs je réussis avec brio. Il faut dire j'ai eu le chic pour rire de tout et essuyer d'un revers les outrages qui me sont tombés dessus sans gêne et sans façon. En omettant le fait que tous les jours, je brave les menaces terroristes qui font frissonner les aéroports, que je lance ma vie dans une roulette russe comme j'ai dû le faire en décollant entre les obus qui sont sans cesse passés de main entre 1975 et 1990. Que j'ai manœuvré entre ciel et terre, manié les fuseaux horaires pour me marier et élever trois enfants. Que je dois quotidiennement mettre en branle ma matière grise pour pactiser avec ces voyageurs de classe affaires qui sont persuadés d'avoir acheté l'avion, et moi au passage.

Tout ça pour dire qu'aujourd'hui, avec toute mon affection pour l'espèce des mouettes que j'estime, je suis heureuse que celles-ci m'aient détrônée. Ravie de leur avoir cédé mon titre d'espèce la plus redoutée de l'aéroport de Beyrouth. Non que je ne l'aie pas toujours mérité...

 

Chaque samedi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ sera une photo. C'est un peu cela, un photo-roman : à partir de l'image, shootée par un photographe, on imaginera un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...

 

 

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Petite, on me reprochait d'avoir constamment le regard braqué vers un ailleurs. Suspendue à la fenêtre de ma chambre qui s'ouvrait sur une mer à l'époque si bleue qu'on la confondait avec le ciel, je me rêvais survolant les moutons duvetés et boursouflés que forment les nuages. Je les croyais en coton et m'étais même promis d'un jour caresser cette immensité laiteuse. Nous habitions un...

commentaires (1)

C'était un joli métier un peu dévalorisé aujourd'hui pour des tonnes de raison et la palme revient à MEA, lors d'un voyage entre Beyrouth vers Paris nous avons eu une hôtesse qui au comble de tout pour une Libanaise ne parlait que l'Arabe (elle aurait été Française j'aurai compris vu l'importance des langues porté par l'éducation nationale). Heureusement que j'avais un voisin qui lui a traduit y compris mon mauvais anglais

yves kerlidou

12 h 13, le 21 janvier 2017

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Commentaires (1)

  • C'était un joli métier un peu dévalorisé aujourd'hui pour des tonnes de raison et la palme revient à MEA, lors d'un voyage entre Beyrouth vers Paris nous avons eu une hôtesse qui au comble de tout pour une Libanaise ne parlait que l'Arabe (elle aurait été Française j'aurai compris vu l'importance des langues porté par l'éducation nationale). Heureusement que j'avais un voisin qui lui a traduit y compris mon mauvais anglais

    yves kerlidou

    12 h 13, le 21 janvier 2017

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