La démocratie n'est pas seulement affaire de structures institutionnelles, mais aussi de culture. Par culture, il ne faut pas entendre ici seulement l'éducation à la citoyenneté, notamment dans le noyau familial (en principe), ainsi que dans les écoles et les universités. La culture démocratique, c'est avant tout l'exercice régulier des procédés démocratiques et des droits fondamentaux, et l'entretien de l'espace public favorable à cet exercice.
Pour qu'un État soit considéré comme démocratique, il se doit manifestement de respecter les libertés publiques et les droits de l'homme, mais aussi et surtout montrer qu'il est responsable de ses actions devant le peuple, et qu'il accepte, partant, de rendre des comptes, en toute transparence, et, le cas échéant, de se plier au principe de l'alternance. Ainsi, lorsque les moyens de demander des comptes aux gouvernants et de les sanctionner cessent d'être garantis, la démocratie est en panne – ou, en tout cas, sérieusement viciée, en dépit des initiatives civiles et individuelles qui peuvent peu ou prou entretenir la flamme dans le désert, comme cela a été notamment le cas durant la guerre de 1975-1990.
Depuis 2010 – en l'occurrence, les dernières élections municipales –, le Liban n'avait plus connu la moindre consultation électorale. Six ans de manque de pratique démocratique, c'est considérable, et ce n'est pas sans laisser des effets négatifs, voire profondément pervers, sur le paysage électoral à tous les niveaux. La liste de ces effets divers est d'ailleurs si longue qu'il serait difficile de les résumer en quelques lignes.
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Mimétisme, confusion et paradoxe
Le pays s'est donc retrouvé dimanche devant un paradoxe assez cocasse : une première échéance électorale enfin respectée (après des législatives deux fois reportées et une présidentielle suspendue), ce qui est somme toute réjouissant dans une région où il semble qu'il faille apprendre désormais à se contenter de très peu, mais une gestion étatique globale et des comportements électoraux qui laissent cependant fort à désirer, surtout de la part des candidats « proches du pouvoir ».
L'un des problèmes assez emblématique du déficit démocratique est d'ailleurs le fait qu'il soit aujourd'hui, du fait de la confusion totale qui prévaut dans le cadre des alliances politiques et partisanes, impossible de distinguer désormais qui des grandes formations politiques est « au pouvoir » et qui ne l'est pas. Il devient en fait si difficile d'opérer cette distinction que, dans l'esprit de bien des observateurs, cet imbroglio d'alliances d'opportunité et de nécessité a fini par estomper toutes les petites différences idéologiques, tactiques ou stratégiques qui préexistaient entre ces formations au point que tout le monde se retrouve désormais logé à la même enseigne, dans une forme de magma et hétéroclite et abscons. Les manifestants de l'été dernier avaient d'ailleurs déjà nettement pointé du doigt « la solidarité de l'establishment politique ».
Le problème, c'est qu'à tort ou à raison, les municipales sont bien parties pour ancrer cette image dans la tête d'une partie de la population – même s'il ne faut pas non plus faire l'erreur de donner à cette échéance une dimension trop politique, compte tenu des enjeux micro et du poids des formes de légitimités pré-étatiques qui dominent le scrutin, surtout les querelles claniques. C'est en tout cas à chaque fois les partis politiques qui tentent de « partisaniser » le scrutin et qui se retrouvent le plus pris à leur propre piège face aux résultats souvent imprévisibles de cette ultrapolitisation dans un milieu beaucoup trop complexe.
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L'establishment malmené
Il est manifeste qu'aussi bien à Beyrouth, à Baalbeck et au Hermel, en passant par Zahlé, ce que l'on appelle désormais « l'establishment politique » sous toutes ses couleurs – ou, dans certains cas, certains de ses mythes fondateurs – a quelque peu vacillé dimanche, sans pour autant être nécessairement menacé. À tout le moins, il y a vraiment de quoi se poser, au sein de ces différentes formations politiques, de sérieuses questions à l'avenir.
À Beyrouth, où un David formé de jeunes cadres avides de proposer un modèle différent et plus moderne, « Beyrouth Madinati », affrontait le Goliath des Goliath – une coalition interpartisane retranchée derrière l'argument de la défense de la sacro-sainte parité au sein du conseil municipal –, l'élément marquant n'est pas la victoire attendue du bulldozer électoral, mais l'importance du vote de défiance à l'égard de la gestion politique de Saad Hariri et de ses différents partis amis-ennemis (notamment chrétiens ), y compris en zones chrétiennes, même s'il faudra attendre les scores par région et par communauté dans les différentes parties de la capitale pour pouvoir se livrer à une analyse viable – à condition, bien entendu, que le ministère de l'Intérieur veuille bien enfin affranchir les chiffres en question.
Si ces chiffres sont confirmés, et en dépit une fois de plus de l'impossibilité de tirer des conclusions tout à fait certaines, puisque l'échéance municipale est le point d'interférence de tant de facteurs qui ne sont pas tous « politiques » stricto sensu, le mythe des 80 % de l'accord de Meerab entre les Forces libanaises et le Courant patriotique libre en prend pour son grade, de même que le bien-fondé de l'accord de Meerab lui-même, fondé sur une volonté revendiquée de s'affranchir d'une prétendue « tutelle islamique » par une « unité interchrétienne » ... et dont les deux protagonistes se retrouvent au conseil municipal avec une minorité de voix chrétiennes en leur faveur... et une majorité de voix sunnites.
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Ces questions touchant aux partis auront-elles le mérite d'être posées à partir de demain ? Ou bien se retranchera-t-on une fois de plus dans la réaction sectaire parfaitement crétine, dont la fonction latente est d'empêcher toute réflexion et de barricader chacun derrière ses instincts de la manière la plus stérile qui soit ?
Le même mythe de la supériorité du tandem chrétien aurait été ébranlé à Zahlé compte tenu du faible écart de voix entre les listes – même si, une fois de plus, il faudra attendre les résultats officiels pour pouvoir vérifier cette analyse. Ce qui aura sans doute manqué à Zahlé, c'est une sorte de « Beyrouth Madinati » à même de s'écarter des sentiers traditionnels et d'attirer un électorat plus jeune et plus motivé.
Faut-il enfin parler du cas de Baalbeck et de Hermel, où l'État de non-droit règne depuis si longtemps ?
Pourtant, en dépit de l'atmosphère particulièrement milicienne qui a régné dans cette région (avec des mitrailleuses se baladant dans les bureaux de vote, selon des observateurs...), le Hezbollah aurait été lui aussi mis à mal par les listes d'opposition de démocrates chiites (et le fortin sunnite à Baalbeck), quand bien même il n'a pas manqué de mettre tout son poids dans la bataille. En période d'enlisement militaire dans le Vietnam syrien, cela est parfaitement significatif.
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Dans la peau du monstre
Autant de signes de la déliquescence politique avancée du pays. Mais la preuve la plus grave du déficit démocratique dans laquelle le Liban se trouve aujourd'hui reste cette capacité effarante du pouvoir à se placer de par lui-même dans la peau du monstre, de celui qui est montré du doigt. Les nombreuses irrégularités dénoncées par l'Association libanaise pour la démocratie des élections et les différents scrutateurs des listes de « Beyrouth Madinati », ou encore par les candidats de la liste de Ghaleb Yaghi à Baalbeck seront-elles prises en compte et admises par l'hydre de Lerne au pouvoir – ou bien feindra-t-on de les banaliser et de les occulter ? Comment expliquer que plus de 24 heures après la fermeture des bureaux de vote, en 2016, pour 20 % d'électeurs à Beyrouth (mais le même argument vaut pour toutes les régions), il n'y ait toujours pas de résultats officiels complets dignes de ce nom de la part du ministère de l'Intérieur, et aucun score rendu public, ni pour les vainqueurs ni pour les vaincus – de quoi alimenter tous les soupçons ? Est-il normal qu'il faille reposer sur les machines électorales partisanes plutôt que sur l'État pour vérifier la victoire d'une liste électorale ? Pourquoi Ziyad Baroud avait-il réussi en 2010, lui, à donner des taux de pourcentage clairs et précis, le soir des élections, puis, dès la journée du lendemain, des résultats officiels ?
Dans un climat de crise de confiance totale entre une bonne partie de la population et ses dirigeants, et au lendemain d'une catastrophe environnementale majeure et de scandales de corruption répétés à l'infini, ce manque de transparence inconcevable doublé de la pseudo-symbiose actuelle interpartisane qui entretient un climat des plus malsains, ce fiasco général a un label dont la résonnance est sinistre et n'augure rien de très bon pour la suite : le « Failed State ». À moins que le terme d'« État » ne soit devenu désormais en lui-même qu'un terme générique pour désigner ce qui relève beaucoup plus, dans la réalité, d'une sorte de cirque Barnum.
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commentaires (11)
Et, serait-elle aussi pure que la glace et la neige éhhh libanaises, Bâïyroût Mâdînâtî n’échapperait pas à la calomnie de cette Misérable "liste telle quelle" !
ANTOINE-SERGE KARAMAOUN
01 h 12, le 11 mai 2016