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Culture - Photographie / Architecture

Regarder le passé de Beyrouth et ne plus lui en vouloir

Anthony Saroufim. Cet audacieux architecte de 25 ans se double d'un explorateur du passé, remuant les souvenirs pour (ré)inventer l'avenir. Dans le cadre de son projet de diplôme à l'École spéciale d'architecture à Paris, il propose de réhabiliter l'Egg, bâtiment mythique et mystérieux de Beyrouth. Le transformer en camera obscura géante, comme une sorte de réflexion fataliste sur un passé qu'on n'a plus le droit de toucher.

Lorsqu'on reçoit la thèse d'Anthony Saroufim, Réhabilitation d'une architecture impossible à Beyrouth : mémoire de guerre ancrée dans un Œuf, qui propose, comme l'indique le titre, un réaménagement du légendaire bunker-bulle beyrouthin, on se rend compte d'entrée de jeu que son document a été construit en actes, à la manière d'une pièce de théâtre classique. La parole souvent hâtive, parfois hachurée, toujours enjouée, l'architecte s'explique : « J'ai toujours imaginé l'Egg évoluant comme un monolithe férocement dramatique dans le décor schizophrène de Beyrouth, entre l'optimisme de l'avant-guerre, la guerre et la reconstruction de l'après-guerre. » Bien vu. Car, en rétrospective, on pourrait dire que cet Egg, ovni en béton qui interloque et interpelle les regards de passage sur le Ring ou dans le centre-ville beyrouthin, a inlassablement empilé les rôles et les fonctions à mesure que la ville autour mutait péniblement.

Coquille fêlée d'un âge d'or oublié
Quelque part entre utopie et dystopie donc, force est de constater que cette bâtisse conçue par Joseph Philippe Karam en 1965 est passée « de salle de théâtre avec des spectateurs, à spectatrice de la guerre, puis à actrice déterminant l'évolution de la ville », résume Anthony Saroufim. Conçu initialement en salle de cinéma et de théâtre dans le cadre du projet Beirut City Center, il ne reste plus désormais de cet œuf que la coquille fêlée d'un âge d'or oublié, les plans inclinés tels des rêveries entortillées et les façades balafrées comme autant d'espoirs écrabouillés. Un vertige pour dire l'essoufflement d'après les combats, un creux comme un point d'interrogation sur l'avenir. Ces images d'une mémoire éclatée, comme arrachées du creux de 2001 Space Odyssey de Stanley Kubrick, l'architecte les saisit alors qu'il se découvre un penchant pour la photo « au cours de balades dans Beyrouth où je faisais mes études à l'époque ».
Ensuite, sans savoir, il les embarque avec lui jusqu'à Paris et elles resurgiront au moment où il doit choisir son sujet de thèse. Il se souvient : « L'idée de travailler autour de cet édifice m'est venue naturellement, je ne saurais l'expliquer. » Le jeune homme passe alors à l'acte, éclaboussant son envie « de jumeler mes deux passions, l'architecture et la photo, dans un projet autour de l'Egg ».

L'hier et l'aujourd'hui
Il lui faut alors marier les contraires, se faire technicien sans pour autant taire l'artiste en lui. Les idées l'assaillent, il se prête au jeu de la recherche, des essais et du tac au tac, jusqu'à ce qu'il ponde puis peaufine son concept. Et de lancer, avec sa gouaille de Tintin version hipster : « L'idée m'est venue, je l'ai testée dans mon appartement parisien. Ça a marché alors je me suis dit : vas-y ! »
« Il s'agit de rendre à l'Egg sa fonction initiale de cinéma en le transformant en une camera obscura qui fonctionne comme une grande caméra qui reproduit les environs de la ville de Beyrouth », poursuit l'architecte, inspiré par l'invention du mathématicien Gerolamo Cardano. En d'autres termes, le projet consiste à placer des loupes sur les trous causés par les éclats d'obus. Ainsi, la lumière transperçant ces lentilles provoquera la réflexion des images du paysage extérieur en 2D sur les parois intérieures de l'œuf. Les proportions du paysage sont respectées, mais les images sont pivotées à 180 degrés par rapport à l'horizontale.
« La quantité de loupes dépend donc de la densité de la destruction. De plus, elles s'apparentent à un système de consolidation de ces parties les plus touchées par la guerre », détaille Anthony Saroufim avec le ton gourmand de celui qui vient de se découvrir un nouveau joujou. Ici, photographie et architecture se donnent le bras et cela brouille les frontières entre l'hier, « les parois intérieures endommagées de l'œuf », et l'aujourd'hui, « la projection de ville au présent ».
Par les trous béants qui forment des écrans géants muets, « les visiteurs de cet espace public », insiste Anthony Saroufim, peuvent ainsi glisser un regard vers le dedans qu'ils ont fantasmé et imaginé, mais qu'ils n'ont jamais vu, si ce n'est dans une photo ternie.

La ville et sa blessure
À partir des structures qui entourent l'édifice, les visiteurs sont donc un peu en hauteur, un peu de biais aussi, en retrait par rapport à l'Egg « que je n'ai pas osé toucher, histoire de le rendre presque inaccessible, comme la mémoire, mais aussi pour cultiver cette frustration qui nous empêche de revenir en arrière ». Le jeune concepteur l'a voulu ainsi. Car au-delà de l'architecture au sens strict, Anthony Saroufim mène des combats d'idées intéressants que ses plans minutieux et ses maquettes pointilleuses épaulent et mettent en vie.
Il défend une démarche nostalgique quoique lucide, où le présent regarde le passé sans l'agresser. Car à Beyrouth, et en particulier dans la zone de l'Egg, là où hier est traumatique et aujourd'hui fragile, le projet du jeune architecte fait se télescoper deux époques et tisse un lien entre la ville et sa blessure, tout en n'intervenant pas avec cette bâtisse « pour se résoudre à l'idée que notre passé est ce qu'il est et que l'Egg, qui en est l'un des emblèmes, restera une énigme irrésolue ».
Comme une blessure avec laquelle on finit par faire la paix...


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Une mémoire en béton...

 


Avec le temps, on l'a tout à trac baptisé le Dôme, el-Saboun (le savon), puis au final on a collectivement opté pour « The Egg ».

 

Quid de l'histoire du cette bâtisse énigmatique depuis sa construction en 1965 jusqu'à aujourd'hui ?
« C'était le bon vieux temps » est sans aucun doute l'expression la plus commune avec laquelle nos parents et grands-parents nous torpillent les tympans dès qu'il s'agit de ce vaisseau spatial bétonné, aux allures de chevalier triste échoué en plein milieu du centre-ville beyrouthin. Avec le temps, on l'a tout à trac baptisé le Dôme, el-Saboun (le savon), puis, au final, on a collectivement opté pour The Egg. Pour sa forme ovoïdale et ce qui subsiste de sa blancheur émail, cela va sans dire, mais peut-être aussi pour tout ce qu'il évoque comme espoirs déçus, promesses avortées et rêves disparus alors qu'on en dégustait encore la première gorgée. Ou encore parce qu'on aimerait croire que s'y blottissent aujourd'hui les souvenirs craquelés d'une époque millésimée.
L'œuf a été conçu par l'architecte Joseph Philippe Karam en 1965 et a poussé en 1968 dans le cadre du projet Beirut City Center, censé être le plus grand centre commercial du Moyen-Orient. Initialement, trois tours de bureaux étaient supposées l'entourer. Sauf que la guerre civile est venue interrompre ce plan et seul le dôme et une tour du projet avaient eu le temps d'être érigés entre-temps. À l'époque, l'Egg servait de cinéma avec ses 900 places, 24 mètres de large et 11 mètres de haut, et les Libanais de l'âge d'or venaient y libérer leurs fantaisies insouciantes face à des écrans géants. Quant à sa forme arrondie, elle n'est pas anodine. Au moment de la conception du Beirut City Center, la loi libanaise interdisait toute construction au-dessus d'un bâtiment de cinéma. Joseph Philippe Karam profite alors de cette contrainte et choisit de courber les formes de l'édifice, idée qui lui vaut jusqu'à aujourd'hui une place dans l'arène des bâtiments iconiques du pays.
Aux courtes années de vie de l'œuf a suivi la guerre et son silence fracassant, comme au lendemain d'une fête qui a mal tourné. Son positionnement sur la ligne de démarcation a donc fait de cet Egg, des prémices de la guerre civile jusqu'à ses dernières cendres, un défouloir à mitraillettes frustrées comme un bunker pour combattants ambulants. Aujourd'hui, en attendant de lui (re)donner une deuxième vie, il ne reste que son air accablé, ses jambes branlantes et sa peau gruyère, comme tant d'espoirs morts dans l'œuf.

 

... et un avenir incertain

 


The Egg, coupe transversale.

 

Oui, il a été question de démolir l'Egg. Une nouvelle qui a forcément fait crier haro sur un État qui se fiche de la préservation de son patrimoine comme de son premier bavoir. Nous sommes en 2009 et les militants, jeunes pour la plupart, se sont alors empressés de créer un groupe Facebook, Save The Egg, qui a rassemblé près de 5 000 membres en l'espace de trois jours. Mais avant cet épisode accablant, il avait été question de réhabiliter ce dôme. De fait, en 2004, Solidere, à l'époque propriétaire du lot dont l'Egg fait partie, avait approché Bernard Khoury pour concevoir une structure éphémère à installer sur cinq à six ans, le temps de décider du sort de ce bâtiment. L'architecte avait alors présenté les plans d'un Egg revampé, avec des allures de sous-marin.
Les événements de 2005 ont évidemment changé la donne et l'initiative a été abandonnée et remplacée par la possibilité de détruire la bâtisse encombrante et ravagée par la guerre. En 2009, la vente du terrain à la compagnie 987 Bachoura SAL ainsi que les rumeurs d'un projet conçu par l'architecte Christian de Portzamparc, et incluant l'œuf, avaient remis sur le tapis l'espoir d'une reconstruction. Contactée par L'Orient-Le Jour, MAC CPM SAL, société de construction responsable de la gestion du projet Beirut Gate, confirme cet espoir. « Nous tenons à l'Egg comme à la prunelle de nos yeux. Le bâtiment sera préservé, sa structure consolidée et son extérieur probablement intouché », affirme un responsable de MAC CPM. « Nous sommes encore à l'étape de finalisation du concept, mais ce que nous pouvons avancer, c'est que l'Egg fera partie d'un projet d'hôtel de luxe », poursuit-il. Sa fonction n'est pas encore précisée, mais il n'en demeure pas moins que cette nouvelle est apaisante.

 

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Portrait express
Anthony Saroufim, la mèche folle tournée vers les étoiles

 


Anthony Saroufim, la mélancolie tendre du minot sur un nuage.

 

Comme ça, d'emblée, on pourrait penser qu'Anthony Saroufim a des airs attendrissants d'adolescent attardé. Son visage ose l'ébouriffage enfantin, la nostalgie émerveillée, la mélancolie tendre du minot sur un nuage qui, d'un regard vaguement bridé, sait faire vibrer la corde sensible. Il a des yeux dessinés avec un pinceau à poil, la mèche folle tournée vers les étoiles et le sourire toujours de côté. Mais à l'approche, l'architecte affirme une nature plus incarnée. Rien à voir avec la prétention de ces jeunes artistes et tortilleurs de moustaches qui se voient déjà dans les hautes sphères à peine après avoir pondu leur première maquette.
C'est quand Anthony Saroufim se met à parler que la perplexité fait surface. Il se bat contre les remises en question, se ferraille à coups de doutes, armé d'un vocabulaire caracolant qu'il double d'une modestie un peu surannée. Il a poussé à Beyrouth, a fait ses études d'architecture à la LAU (Lebanese American University), a effectué un stage chez Youssef Tohmé et s'est ensuite installé à Paris où il a intégré l'Esa pour un master en parallèle d'un stage chez Odile Decq. Inutile cependant d'essayer de comprendre pourquoi le jeune homme a choisi la voie de l'architecture, il vous répondra du tac au tac : « Je n'en ai aucune idée, c'est venu naturellement. » Ce qu'il sait par contre, c'est que : « Pour moi, mes deux passions, la photo – que j'ai découverte par hasard au gré de mes balades dans Beyrouth – et l'architecture se nourrissent, ne font qu'une. »
Raison pour laquelle il a choisi de fonder son projet de master autour de ces deux disciplines. Mais en attendant de voir où l'emmènera son idée culottée de réhabilitation de l'Egg, Saroufim vient de décrocher un poste à Paris, chez Didier Faustino, gros calibre de l'architecture qui a empilé les distinctions dorées comme les expositions les plus prestigieuses autour du globe.
Ça lui laisse encore du temps pour le grand saut...

 

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