À l'heure où le Moyen-Orient est à feu et à sang, déstabilisé par le fanatisme, le modèle politique suisse de neutralité et de confédération est-il transposable au Liban ? C'est à cette question qu'a tenté de répondre, mardi dernier, l'ancien président de la Confédération suisse, Pascal Couchepin, lors d'une conférence-débat à la Maison du Futur, au Sérail de Bickfaya, sur le thème: « Le Liban et la Suisse: Regard croisé sur deux destins ». L'événement, conjointement organisé avec l'ambassade de Suisse, a vu la participation de l'ancien président libanais, Amine Gemayel, et la présence de nombreuses personnalités, parmi lesquelles le nonce apostolique, Mgr Gabriele Caccia, le ministre de l'Information, Ramzi Jreige, l'ambassadeur de Suisse, François Barras, le député Ghassan Moukheiber, ainsi que Mme Joyce Gemayel.
Ni vengeance ni condamnations
M. Couchepin se veut clair. D'emblée, il se garde de porter le moindre jugement sur le Liban. Et se contente de raconter, exemples à l'appui, la manière dont la Suisse est faite, histoire d'ouvrir le débat sur un certain nombre d'idées : le fédéralisme, la décentralisation, la neutralité... Il lance aussi la balle à son hôte, Amine Gemayel, pour quelques précisions sur la situation locale. « Le cheminement du Liban rappelle celui de la Suisse », observe ce dernier. Comme pour confirmer ces propos, M. Couchepin rappelle ce qui se disait au XVIIIe siècle, lorsque la Suisse, qui traversait une période d'anarchie, sans pouvoir gouvernant, était paralysée par le droit de veto dont disposaient les cantons. « On disait que la Suisse est gouvernée par la confusion des hommes et la grâce de Dieu », souligne-t-il, provoquant les rires entendus de l'assemblée. « De temps en temps, on pense que le Moyen-Orient (et le Liban de surcroît) est un peu dans cette situation. Faut-il plus de grâce divine pour la région ? » demande-t-il. Mais il n'omet pas de faire part de son respect pour le pays du Cèdre qui a su accueillir avec efficacité tant de réfugiés syriens. « Je ne suis pas sûr que la Suisse aurait eu les mêmes capacités que les vôtres. »
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L'homme politique, membre du Parti libéral-radical, relate la création de la République helvétique « indivisible » en 1798, qui marque le début de la modernisation politique du pays, et l'égalité des cantons entre eux. Une République avec seulement 7 ministres, qui exercent un pouvoir collectif. « Ils ont cassé la structure traditionnelle », note-t-il. En dépit de l'échec de cette République helvétique et d'une guerre civile qui a duré trois semaines et fait moins de 100 morts, il n'y aura « ni vengeance ni condamnations », dit Pascal Couchepin. « Il fallait réussir à projeter le pays vers l'avenir. » L'éducation, et notamment la création d'écoles polytechniques fédérales, était le meilleur moyen d'atteindre cet objectif. « Ces écoles, qui vont forger la Suisse avec les nouvelles techniques et la science, permettront au pays de se transformer. »
Répartition des richesses, impartialité
Entre 1850 et 1900, les Suisses se penchent sur la nécessité « de créer un esprit national qui dépasse les frontières des cantons ». Ils réussissent à « faire émerger une unité helvétique à travers une série de symboles ». Des sociétés sportives ou culturelles ont alors été créées. « Ça a marché », affirme l'ancien ministre de l'Économie intérieure, avant de demander ce que les Libanais ont en commun et s'il existe au pays du Cèdre un esprit national qui dépasse les communautés. Une question à laquelle Amine Gemayel répond : « Nous avons pas mal de choses en commun et l'unité nationale tient bon en dépit de tout. » Et d'ajouter : « Ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous sépare, mais il faut aller encore plus loin. » D'où la nécessité d'ériger au Liban un État moderne, afin de créer un patriotisme national.
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Pascal Couchepin insiste sur la bonne « répartition des richesses », sur la nécessité de trouver des sujets qui apportent « une prospérité commune », sur « la solidarité » aussi. « Les cantons pauvres reçoivent de l'argent des autres cantons pour que l'État ait le moyen de faire face à ses obligations de solidarité », indique-t-il. Il faut aussi « bâtir la confiance ». Paradoxalement, celle-ci « se construit par une certaine méfiance à l'égard du pouvoir politique ». Il mentionne, à titre d'exemple, le contrôle des dépenses des ministres en Suisse.
L'État se doit d'être « impartial », relève l'ancien président, notant que la Suisse a développé une participation de toutes les forces politiques au gouvernement. Les ministres sont alors tenus « d'abandonner leurs partis et de défendre le point de vue du gouvernement, même contre leurs propres partis ». Par ailleurs, lorsqu'un ministre quitte le gouvernement, il est d'usage qu'il ne dise « pas de mal de ses adversaires politiques ». « La modestie du système politique est très importante », assure M. Couchepin. « La neutralité a été imposée à la Suisse en 1815 par les puissances. Elle continue de définir la politique actuelle. »
Au final, ce modèle est-il transposable au Liban ? « Je ne me permettrais pas de me prononcer, conclut-il, mais il n'y a pas d'autre solution que de maintenir le lien entre les différentes parties », en développant le vivre-ensemble, car « la tolérance et la reconnaissance politique de l'autre sont essentielles ». Le débat est ouvert, après quelques réflexions d'Amine Gemayel sur « l'unité nationale qui n'est contestée par personne » et sur « l'orientation du pays vers la neutralité, malgré une certaine contestation due à la crise régionale ».
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16 h 14, le 16 octobre 2015