Le mot état a toujours été entouré d’une forme d’imprécision, voire d’abstraction. S’agit-il de l’état de quelque chose, de quelqu’un, c’est-à-dire sa condition, sa position ? Ou bien s’agit-il d’un organisme à plusieurs organes déterminant la condition des affaires publiques tel que défini par Cicéron ?
Ce mot porte une ambiguïté génétique en son sein. Étymologiquement, le mot état provient du latin « status », le statut, dérivé du verbe « stare » qui signifie au sens premier « se tenir debout ». Il signifie en même temps, au sens figuré, « la position ». Serait-ce donc le statut de celui qui se tient debout et définit sa position ?
L’explication serait alors bien aisée, or elle ne l’est pas même si certains éléments la composant seraient vrais. Le fait de distinguer État par un « E » majuscule et état par un « e » minuscule ne change rien quant au fond de l’incertitude désignée.
Des fois, lorsqu’il s’avère difficile de définir une chose avec des mots clairs et tranchants, faudrait-il alors la définir par ses fonctions ou par son histoire, ou les deux à la fois.
Quelles sont les fonctions de l’État ? Selon le sociologue Max Weber, un « État » est une entité politique qui conserve le monopole de l’usage légitime de la violence. La définition est à la fois plausible et avérée, mais loin d’être satisfaisante car elle souffre d’un manque de globalité. Le monopole des armes serait-il suffisant pour définir l’État ? Lorsque Weber parle de l’usage « légitime » de la violence, ne faudrait-il pas désigner la source de cette légitimité ?
Légitimité provenant du peuple, de la monarchie et sa lignée aristocratique, de la volonté divine, d’un dictateur autoproclamé… ?
Le monopole de la violence, certes, mais qu’en est-il de la définition de l’intérêt suprême de la nation, du bien commun, de la sécurité, de la justice, de l’administration, du monétaire, du budgétaire, du social ?…
Le monopole d’usage légitime de la violence est donc une prérogative exclusive à préserver, mais il ne peut en aucun cas être la raison d’être de l’État. Entre le statut et la finalité, la différence est de nature mais aussi de taille. Pour certains, l’État est une institution sociale structurée par un ensemble de normes pratiques qui déterminent les rapports complexes entre un peuple et un territoire, dans la poursuite d’un bien commun. Est-ce toujours le cas pour les différents types d’États réels ou autoproclamés que nous connaissons ? Le doute n’est plus alors un droit, mais un devoir, vu l’enjeu qui peut avoir des conséquences sur la condition humaine de plusieurs peuples. Quelles sont les normes pratiques mentionnées et qui les fixe ? De question en question l’ambiguïté se creuse. Des questions légitimes, complexes, à la recherche de réponses simples. Toute réponse complexe n’est qu’un prolongement de la question.
En se détachant du simple monopole de la violence légitime, il nous incombe d’explorer d’autres pistes où le sens de l’État devient associé à l’ordre public qui repose sur deux piliers, la sécurité et la justice. Or, est-ce toujours le cas ?
Tous les États tendent-ils à assurer la sécurité de leurs citoyens ainsi que la justice dans un cadre juridique et législatif bien défini ? Force est de constater que l’État où toutes les institutions puisent leur légitimité du peuple, un État de droit centré sur la sécurité et la justice envers les citoyens et visant en permanence le bien commun, est bien davantage l’exception que la règle, non seulement à travers l’histoire humaine mais également dans notre monde contemporain.
Est-ce par hasard que le philosophe politique Thomas Hobbes a choisi le monstre biblique Léviathan pour illustrer l’État ? Pour Hobbes, l’État est un être artificiel, composé d’êtres réels, les humains. L’État censé être intemporel et par la suite cherchant à assurer et préserver les intérêts perpétuels de la nation, il est dirigé par des êtres réels qui ont la mission d’assurer le bien commun de la société et des citoyens.
Une question centrale s’impose, à savoir la légitimité de l’État et celle de ses dirigeants. L’État étant une notion vague, il est difficile de définir la source de sa légitimité. Issu d’un contrat social entre individus, pas encore citoyens, l’État reste une notion abstraite, car personne n’a réellement assisté à sa genèse.
La légitimité de l’État provient donc de son aptitude à jouer le rôle pour lequel il a été créé : assurer la pérennité des intérêts de la nation et des gens qu’il représente, ainsi que leur sécurité et la justice au sein du groupe.
Quant à la légitimité des dirigeants des organes de l’État, elle a revêtu à travers l’histoire deux formes, et dans les deux cas la source de cette légitimité est invariablement le peuple. La légitimité par désignation et la légitimité par consentement.
La légitimité par désignation est la légitimité qui distingue la gouvernance démocratique où les citoyens désignent par leur vote les dirigeants de l’État pour un mandat déterminé. Il s’agit du plus haut degré de légitimité atteint par les sociétés et qui a un impact direct sur l’État et ses institutions.
Cependant, on a connu à travers l’histoire une autre forme de légitimité que je qualifie de « légitimité par consentement ». Dans ce cas, le peuple n’élit pas ses représentants, mais la paix civile est maintenue parce que le peuple « consent » avec l’appareil étatique en place. L’exemple le plus représentatif de ce cas de figure est celui des monarchies sous leurs multiples formes et formules.
D’aucuns confondent consentement et silence. La différence entre les deux est immense. Le peuple peut consentir avec un mode de gouvernance, mais ce consentement est une position, fût-elle passive. Or, le silence n’est ni actif ni passif parce qu’il ne définit en aucun cas l’opinion du peuple et ne peut alors procurer aucune forme de légitimité. Le silence du peuple a quelque chose de morbide, une agonie muette d’une société, d’une nation. Ce silence est synonyme d’étouffement du peuple par un régime répressif, violent, qui s’autoproclame État avec la terreur comme outil de gouvernance. Les exemples néfastes ont jalonné l’histoire de l’humanité et continuent à le faire.
L’État, ce concept abstrait basé sur la pérennité d’un peuple et la défense de ses intérêts, ne peut qualifier les régimes répressifs qui ont pour but exclusif la survie et les intérêts du régime et non pas ceux du peuple. Ce n’est pas par hasard que l’acte fondateur de ces régimes est un « coup d’État ». Un coup fatal porté à l’État. Ce genre de mode de gouvernance confond, à dessein, État et institutions. Ce n’est guère parce qu’il y a des institutions qu’il y a un État. Ce n’est pas parce que l’on est représenté aux organismes internationaux que l’on est un État. Un État est qualifié en tant que tel lorsqu’il remplit ses fonctions. Les institutions sont des outils de gouvernance de l’État et non pas son synonyme et encore moins son substitut. Il y a une théorie développée par les chercheurs politistes (à mi-chemin entre politiques et politologues) qui parle de la cruauté de l’État. J’émets de sérieuses réserves sur ce concept. L’État ne peut être cruel, ce sont les régimes répressifs avec leurs organes semant la terreur qui le sont. Ces régimes ôtent aux citoyens leur citoyenneté, aux humains leur humanité. Léviathan, le monstre biblique, est l’image que Hobbes donne de l’État. Quant aux régimes de la terreur, le personnage de Cronos de la mythologie grecque leur convient davantage. Tyran comme son père, Cronos dévore ses enfants. La prison de Saydnaya en est une sinistre illustration.
Pierre BOU ASSI
Député
Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.