« Ce qui est “intangible” est ce qui ne peut être physiquement saisi. C'est le domaine des émotions brutes et des réactions instinctives aux réalités vécues et perçues », signale Ibrahim el-Khatib en introduction de cette exposition pas tout à fait habituelle. Pas tout à fait inédite non plus. Une exposition qui engage le visiteur dans la découverte d’une multiplicité d’univers artistiques à travers des projections d’œuvres vidéos, de films et d’animations. Ceux de peintres, photographes, plasticiens, vidéastes ou encore codeurs informatiques que rien ne rassemble a priori, sinon l’acuité de leur regard sur le monde. Et le fait qu’ils appartiennent tous à l’écurie d’artistes de la galerie Tanit. On cite : Adel Abidin, Abed al-Kadiri, Sadik Kwaish Alfraji, Ziad Antar, Zena Assi, Fouad Elkoury, Gilbert Hage, Randa Mirza, Kevork Mourad et Charles Sandison.
Une thématique qui répond à la violence et à l’angoisse
Conçue de manière impromptue en pleins jours de guerre au Liban, cette exposition collective intitulée « Intangible » « répondait par sa thématique à la situation de violence, d’angoisse et de questionnements que l’on traversait », indique Naïla Kettaneh Kunigk. Qui a plongé, pour l’occasion, l’espace de sa galerie Tanit de Beyrouth dans une obscurité propice à une expérience audiovisuelle immersive du visiteur. Lequel se retrouve face à un choix d’œuvres allant du témoignage documentaire classique aux animations expressionnistes – parfois associées à des paysages sonores de type mantra – qui soulèvent toutes un éventail de questions liées aux réalités sociopolitiques du monde et plus particulièrement du Liban et de la région.
Au fil des projections, le spectateur est ainsi confronté à des scènes directement ou métaphoriquement évocatrices de guerres, de manifestations et de troubles politiques. Et abordant sous différentes perspectives les traumatismes, les questionnements identitaires, les expériences d’immigration et de mécanismes d’adaptation culturelle collective…
Franc-tireur, fils barbelés et « Lettres à Huguette »
De l’émouvante histoire (Le Bateau d’Ali) d’un jeune enfant qui quitte l’Irak, vole et pleure au-dessus de sa terre natale, retracée dans des dessins mis en animations par le plasticien irako-néerlandais Sadik Kwaish Alfraji à la captivante série de vidéos, Reality in The Real, réalisée par le photographe libanais Gilbert Hage dans une optique d’archivage du ressenti traumatique de l'explosion au port de Beyrouth le 4 août 2020, tel que vécu par différents artistes libanais (dont : Caroline Tabet, Alexandre Paulikevitch, Ara Azad ou encore Lina Abiad) … Les projections croisent des regards et des techniques variés.
Dans Ecce Homo (Voici l’Homme) – le court-métrage d'animation réalisé par Amandine Brenas et Noura Kabbani autour d’une série de gravures et de peintures de Zena Assi –, les créatures imaginaires par lesquelles l’artiste libanaise illustre la barbarie, le chaos et la violence meurtrière des idéologies qui dominent le monde contemporain réfèrent indéniablement aux Désastres de la guerre peints trois siècles plus tôt par Goya.
Dans sa vidéo The Sniper, réalisée à partir de diapositives en noir et blanc d’images prises depuis un poste d’observation installé dans un bâtiment donnant sur un carrefour, la photographe et vidéaste Randa Mirza (qui signe son ouvrage Beirutopia à la galerie le 27 décembre) superpose symboliquement sa pratique et son point de vue de photographe à celui d’un franc-tireur tirant sur des passants.
Subtilité du parallèle également chez Fouad Elkoury qui, dans son documentaire Lettres à Huguette intégrant une interview filmée d’Huguette Caland, revient sur l’idée de la révolution d’octobre 2019 mise en perspective avec l’esprit de révolte et de liberté de l’artiste libanaise avant-gardiste.
Leur futur aliéné…
Dans la vidéo A Vision of the Future de l’artiste irako-finlandais Adel Abidin, il est aussi question de cette « intangible » liberté… dont semble privé un groupe d’enfants debout les mains sur les yeux. Une attitude que l’on devine imposée et qui préfigure d’un avenir également contraint pour ces gamins nés sous des cieux peu cléments…
Et puis, il y a les vidéos de Abed al-Kadiri (The Heart : a Red Circle) et de Kevork Mourad (Barbed Wire) dont le flux d’images qui se télescopent, se superposent, se distordent autour de silhouettes mouvantes spectrales ont un effet hallucinogène sur le spectateur. Chez les deux artistes, le Libanais comme le Syrien d’origine arménienne, on retrouve la danse comme expression intangible des traumatismes. Le traumatisme de la tragédie du 4 août 2020 chez le premier et celui de la migration vécue par tous ceux qui, pour échapper aux souffrances d'un pays déchiré par la guerre, risquent leur vie lors de la traversée des frontières. Deux pièces saisissantes de beauté et de puissance !
D’autres œuvres mêlant l’image, le son et l’art plastique rythment la visite. À l’instar du 2024 C++ Computer Code de Charles Sandison. Ce plasticien écossais qui peint avec des pixels fait surgir les mots Khayir et Charr (le Bien et le Mal en arabe) de ses codages informatiques pour créer une sorte de jeu vidéo/simulation de l’éternelle bataille du bien contre le mal.
Enfin, en note finale, une projection d’images filmées en Super 8 des étapes de préparation de la Mdardara par l’artiste plasticien libanais Ziad Antar, soulève l’idée de patrimoine culturel intangible auquel appartient ce plat traditionnel levantin à base de riz et de lentilles.
* « Intangible » exposition collective à la galerie Tanit à Beyrouth, Mar Mikhaël, East Village Building. Jusqu’au 4 janvier 2025.