
L'artiste Randa Mirza à Arles. Photo Lola Maupas
Lauréate de l’exigeant Prix Folio Photo Review 2023, pour lequel des photographes soumettent leur travail à plus d’une centaine d’experts (commissaires d’exposition, galeristes, éditeurs…) et qui donne lieu à une exposition aux Rencontres d’Arles l’année suivante, Randa Mirza présente jusqu’au mois de septembre un travail composite, critique et sensible qui réunit sept séries sur Beyrouth réalisées depuis 2000. Beirutopia se décline aussi en livre avec la première monographie de l’artiste publiée aux éditions Le Bec en l’air où les différents travaux sont prolongés par des textes de l’artiste ou d’autres.
Randa Mirza, Série « View From Home ». @Jeanne et Moreau
Beyrouth entre fantasme et réalité
Beirutopia : le titre de l’exposition, emprunté à une série réalisée par l’artiste à partir de photographies de panneaux publicitaires de projets immobiliers à venir, pris dans leur environnement réel, est aussi paradoxal que programmatique : Beyrouth et l’utopie. Le lieu et le non-lieu. Le matériel et le discours. Réalité et virtualité. « C’est en fait une contre-utopie. Je vends toujours l’utopie de Beyrouth comme une illusion : elle a ramené une euphorie, mais une euphorie néolibérale de reconstruction fictive, une projection dans un avenir de progrès, de modernité. Toutes ces idées ont fini par exploser. » Si cette explosion se manifeste par l’éruption d’un réel qu’on ne peut plus dissimuler (ainsi les deux dernières séries #crisisbillboards et View From Home qui reviennent respectivement sur l’explosion de la bulle économique et celle du port de Beyrouth), l’exposition n’est pour autant pas chronologique.
« On est dans une vision circulaire de l’histoire. Il y a cette confusion du début, de la fin, des résurgences de la guerre à n’importe quel moment », explique Randa Mirza qui n’a jamais dans son travail un regard documentaire sur le déclin, mais bien un geste d’artiste qui interroge les différentes épaisseurs du réel et de sa représentation. D’où ce regard-kaléidoscope, qui navigue entre différents points de vue et emprunte plusieurs médiums photographiques et esthétiques. Si chronologie il y a, c’est plutôt celle de l’histoire de la photographie qui jalonne cet itinéraire créatif commencé il y a plus de vingt ans. La première série, The Sniper, est composée de diapositives en noir et blanc. Vient ensuite la photographie argentique, puis digitale, et le digital amène les montages ou la vidéo.
Randa Mirza, série « Parrallel Universes ». ©Randa Mirza – galerie Tanit
« Histoire de la violence »
Sur un quart de siècle, chaque série est un épisode du désastre, une catastrophe de plus dans ce que Randa Mirza définit comme une « histoire de la violence ». C’est la violence qui lie les travaux – ils n’ont pas été pensés ensemble –, une violence qui apparaît dans un rapport au temps et à la construction très spécifique. Ainsi la série Beirutopia, « projection de l’avenir qui cache le passé », mais aussi Views From Home, composée de photographies prises avec Lara Tabet par la fenêtre de leur appartement, au bout d’une paire de jumelles, d’abord pendant le confinement puis au lendemain de l’explosion au port. En comparant ces photos, les deux artistes qui travaillent ensemble sous le pseudonyme de Jeanne et Moreau ont réalisé qu’elles avaient pris les mêmes plans à plusieurs mois d’écart, séparés par une faille temporelle qui a radicalement remodelé la ville. « La catastrophe, c’est la rupture qui crée un avant et un après, c’est la perte de tous les repères », explique Randa Mirza pour qui ce rapport au temps se manifeste aussi dans le manque : « La mémoire traumatique est une mémoire où il y a un trou. Il y a beaucoup de trous dans mon exposition. Et en même temps, la photographie est une manière de remplir ces trous. » Cette histoire de la violence se manifeste aussi dans la construction des images qui se détache souvent de la photographie comme pure capture du réel pour devenir, notamment par le montage, une véritable composition qui intègre par là une forme de narration. Cette manière d’élaborer l’image débute en 2006 avec Parallel Universes.
La guerre éclate à nouveau alors que Randa Mirza se trouve dans une résidence artistique sur une île au large d’Helsinki. Elle s’engouffre par la télévision dans une boucle d’images de violence qui contraste à chaque sortie par la présence des touristes dans les rues, autres spectateurs d’un monde devenu pour elle étranger. « La différence entre les deux réalités était telle que pour en rendre compte j’ai décidé de ne plus juste photographier, il fallait construire. Je trouvais que c’était encore plus réel que le réel, qui est devenu tellement irréel ! » Naissent alors les images-collages d’un multivers où cohabitent temps de paix et de guerre, photographies de Beyrouth sous les bombes et promeneurs amusés.
Randa Mirza, série « The Sniper » ©Randa Mirza – galerie Tanit
L’artiste et le spectateur
Des secouristes de la Croix-Rouge, au milieu des décombres, qui évacuent le corps d’un enfant sans vie, à moitié enroulé dans une couverture grise. Au premier plan de la photographie, devant eux, Randa Mirza lève un regard sévère qui plonge dans le nôtre, même si l’on comprend qu’elle regarde plutôt un écran : la télécommande au bout du bras, prête à zapper. Seule image de Parallel Universes exposée non pas dans un cadre, mais sur un téléviseur, cette photographie illustre bien un enjeu majeur du travail de Mirza : face au désastre, que fait l’artiste, et comment regarde le spectateur ? « Mon rôle est en même temps celui de victime, survivante, et témoin de ma propre histoire. Je passe d’un rôle à un autre pour essayer de comprendre en adoptant différents points de vue de ce qu’il s’est passé », explique l’artiste. C’est bien l’idée de la première série de l’exposition, The Sniper, qui regroupe des photos réalisées entre 2000 et 2002, du haut d’un immeuble en ruine où Randa Mirza se rendait régulièrement après la fin de la guerre. Les images des passants qui ne voient pas l’artiste sont prises en surplomb et l’objectif de la photographe se confond avec la cible du tireur. Un changement de focale qui réinterroge les rôles du bourreau et de la victime, particulièrement pertinent dans le contexte libanais d’amnésie et d’amnistie. Évidemment, ces explorations du rôle de l’artiste et du spectateur prennent une ampleur toute particulière dans l’actualité que nous vivons, confrontés quotidiennement aux images du génocide qui a lieu à Gaza. « L’image n’est plus sur la télé, elle est sur le téléphone : dans ton lit, dans ton intimité, dans ce que tu as de plus personnel, décrit Randa Mirza, qui se demande comment, en dépit de cela, aucune ligne rouge n’arrive à être posée. C’est une situation très particulière où les gens sont à la fois victimes et témoins. Ils sont journalistes en temps réel de leur propre extermination. » L’image est transmise, au tour du spectateur de sortir de la sidération et de ne pas, lui aussi, appuyer sur le bouton de la télécommande.