Versailles, juin 1986. L’hémicycle de la salle des Congrès du château de Louis XIV s’est mise à l’heure républicaine. Pour ce premier sommet francophone, le président français reçoit les chefs d’État d’une quarantaine de pays. La plupart sont issus des grandes vagues d’indépendance des années 1940 à 1960. Mais c’est d’égal à égal qu’ils se congratulent aujourd’hui, proclamant en chœur leur attachement à un « patrimoine commun ». François Mitterrand claironne le « commencement d’une œuvre durable qui s’inscrit dans les temps qui viennent ». La francophonie, celle des logos arc-en-ciel, des rencontres au sommet et des cadres stratégiques, est née. La grand-messe de ce « Commonwealth à la française » aura désormais lieu à intervalles réguliers. À Kinshasa, Beyrouth, Tunis, Dakar ou Hanoi, les rituels se ressemblent. « Ouverture », « progrès », « communauté » y seront les maîtres mots pour les décennies à venir.
Mais la francophonie, pour qui ? pour quoi ? Derrière le discours convenu des institutions, une majorité de « francophones » ne se posent pas la question. Le champ universitaire s’y intéresse peu – ou seulement d’un point de vue littéraire ou linguistique. À l’exception des campus nord-américains, les études sur le sujet sont le parent pauvre des sciences politiques. Pourtant, la francophonie soulève les passions. Les opinions et les jugements qui y sont associés sont souvent exaltés, parfois radicaux. « D’un côté comme de l’autre, elle produit quantité de discours idéologiques », explique Cécile Vigouroux, professeure de sociolinguistique à l’Université Simon Fraser (Canada). Certains y voient le dernier stade d’un impérialisme à la française. D’autres y projettent une identité-refuge, l’entendent comme un outil de résistance face à la « mondialisation ». Elle divise, mais pour beaucoup, elle est aussi un état de fait. Une vérité absolue, bonne ou mauvaise, qu’on n’interroge plus.
Onésime Reclus
Rien dans la francophonie n’est pourtant simple – à commencer par sa définition. Le phénomène est traditionnellement associé à un fait brut de démographie : la francophonie en tant que « parler français » à travers le monde. C’est comme ça que l’entend Onésime Reclus, géographe français qui forge le mot « francophone » en 1880 afin de désigner les habitants de la planète qui pratiquent la langue de Molière. L’expression appartient donc a priori au champ technique de la géolinguistique.
Mais cette acception colle mal à la réalité. « Dans l’espace dit francophone, le français concerne une minorité d’individus », note Cécile Vigouroux. La langue n’est même pas toujours nécessaire pour se dire « francophone ». « En Afrique du Sud, certains migrants originaires d’Afrique subsaharienne se réclament de la francophonie sans parler français – ce qu’ils revendiquent, c’est le fait d’appartenir à un ancien pays colonisé par les Belges ou les Français ; une manière de dire : je ne suis pas comme les Noirs sud-africains », poursuit la chercheuse. Sur le plan des institutions, l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) comprend des États non francophones, comme la Roumanie ou l’Égypte ; tandis que l’Algérie, présentée comme le troisième pays francophone au monde, n’est pas membre. Dans les forums internationaux comme dans les rues de Pretoria, l’enjeu dépasse la compétence linguistique : il est politique.
Un constat a priori ordinaire. De l’espagnol à l’italien, en passant par l’hébreu ou l’arabe, les langues servent fréquemment de catalyseurs, d’outils ou de prétextes aux politiques publiques. En contribuant à l’unification du royaume de France puis à l’expansion de sa zone d’influence « extra muros », le français ne fait pas exception. Mais la francophonie va plus loin en créant une communauté d’appartenance supranationale dotée d’institutions. « Cette idée incroyable que parce qu’on parle la même langue, on a quelque chose à faire ensemble », souligne Cécile Vigouroux. Sans exagérer son poids et son importance sur la scène internationale, le « critère francophone » devient une variable du jeu géopolitique, sa rhétorique, un instrument diplomatique. « Il existe bien des religions qui accordent à la langue une place sacrée… Mais je ne vois aucune autre qui s’attribue de telles prétentions », note Margaret A. Majumdar, professeure à l’Université de Portsmouth. Comment en est-on arrivé là ?
L’idée-lumière
Si la francophonie est un produit dérivé de la colonisation, son ADN politique précède largement l’impérialisme des XIXe et XXe siècles. Il s’inscrit dans la longue histoire de la langue française. Au Moyen Âge, les premières vagues de conquêtes établissent une donnée qui préfigure la suite : contrairement aux langues régionales, telles que l’occitan ou le normand, le français a vocation à être « exporté ». De l’Angleterre à la Sicile, en passant par Naples, il sera utilisé dans l’administration et les cours de justice dès le Xe siècle – remplaçant de manière croissante le latin. Entre le XIe et le XVIe siècle, le français pénètre également des territoires outre-mer, dans le sillage des croisades, des congrégations de missionnaires, des échanges commerciaux puis des premières colonies. Au milieu du XVIIe siècle, le français dispose d’une assise dans trois grandes aires géographiques : en Amérique du Nord ; dans les Caraïbes ; et sur les îles de l’océan Indien (Réunion et Madagascar). S’il est une réalité déjà mondiale, le français n’est pas tout à fait au sommet de sa gloire.
Le XVIIIe siècle sera une période charnière. La pensée des Lumières puis la Révolution de 1789 confèrent au français une tout autre dimension : véhicule de valeurs égalitaires et humanistes, il devient une langue-message voyageant aux quatre coins du globe. « Une association émerge entre la langue et les notions de sophistication, de mode, de gastronomie, de littérature et d’arts », créant un statut « quasi mythifié du français comme une langue d’élégance et de prestige », note Mounia Benalil, chercheure collaboratrice à l’Observatoire de la francophonie économique (OFÉ).
Les représentations entourant la langue française deviennent puissantes au point de remuer les esprits à des milliers de kilomètres de son lieu de naissance. La France est « le centre névralgique de l’histoire européenne, envoyant à intervalles réguliers des décharges électriques galvanisant le monde entier », écrit Karl Marx en 1843. Quelques années plus tôt, la « rébellion des patriotes », au Canada, vise à reconquérir le pouvoir après la défaite de 1760 face aux anglais. « Une résistance qui se nourrit du discours de la Révolution française », souligne Jean-Philippe Thérien, professeur de sciences politiques à l’Université de Montréal. Elle n’en a pas encore le nom, mais l’idée de la francophonie est née. La rencontre de l’« universalisme » des Lumières et d’un « exceptionalisme » à la française deviendra sa signature pour les siècles à venir.
Le projet colonial
L’idée prendra vie à travers les différentes politiques mises en place par l’État français ou des congrégations privées. Dans les colonies de peuplement, comme au Canada ou en Algérie, le transfert de
populations originaires de la métropole assure, sinon une majorité francophone, du moins une présence significative. Dans les colonies d’exploitation en revanche, tout est à faire. En Afrique subsaharienne, en Asie, en Océanie, dans les Indes françaises, une petite élite francophone émerge grâce aux établissements scolaires et, dans une moindre mesure, aux institutions, comme l’armée coloniale. Mais la francophonie reste un fait minoritaire : malgré la propagande officielle qui valorisera le rôle de la colonisation dans la généralisation de l’enseignement « d’un bout à l’autre de l’empire », l’objectif n’est pas d’éduquer les masses. « L’autorité coloniale investit peu dans l’école : aucun besoin, pour l’exploitation du territoire, que tout le monde parle français. Il s’agissait de former des auxiliaires coloniaux relégués en bas de l’échelle qui faisaient fonction d’interface avec le reste de la population », explique Cécile Vigouroux.
Si la francophonie héritée de la période coloniale a mauvaise presse jusqu’à nos jours, c’est surtout en raison de son rapport aux autres langues. Dans de rares contextes, comme au Maroc, l’instrumentalisation par la France de certaines langues minoritaires a permis la préservation et la revalorisation de ces dernières. « Les chercheurs français étudiaient les habitudes berbères – leurs structures sociales, le droit coutumier, la poésie… C’était, dans le contexte colonial, une manière de découvrir l’autre. Une partie de la production littéraire et artistique amazighe a ainsi été préservée », explique Ali Alalou, linguiste et professeur à l’Université du Delaware, pour qui le bagage hérité de la colonisation a permis de mener jusqu’à aujourd’hui des études sur le sujet. Mais dans la majorité des cas, la diffusion du français se fait au détriment des langues locales, marginalisées et aliénées au sein des systèmes éducatifs. Au Liban, certains se souviennent des « relais » des cours de récréation – ces politiques de délation mises en place à l’école afin de dénoncer celui qui parle arabe.
Les velléités dominatrices, voire hégémoniques, du français durant cette période marquent les esprits pour les générations à venir. Elles nourrissent des rancunes, souvent légitimes, contribuant à l’électrisation des esprits. « La francophonie est malheureusement encore perçue comme la continuation de la politique étrangère de la France dans ses anciennes colonies », résumait, dans une lettre ouverte au président Macron, l’écrivain congolais Alain Mabanckou. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. La géographie de la francophonie ne se limite pas aux anciennes colonies. Son identité non plus. Elle continue d’évoluer sous l’influence de voix nouvelles en provenance d’anciennes colonies, tentant de se réinventer en s’affranchissant des dogmes d’origine.
La renaissance
Les XIXe et XXe siècles permettent l’émergence d’une nouvelle réalité – le « parler français » s’impose comme un sous-produit du projet colonial. L’Alliance française est créée en 1883 afin de propager « la langue française dans les colonies et à l’étranger ». Mais personne ou presque ne parle de « francophonie ». Le mot disparaît des usages pendant près d’un siècle, certains lui préférant le terme de « francité ».
Après cette longue parenthèse, la francophonie « moderne » resurgit un jour de novembre 1962 dans les colonnes de la revue Esprit.Sous la plume de Léopold Sédar Senghor, intellectuel sénégalais, ancien tirailleur de l’armée coloniale, un article intitulé « Le français, langue de culture » offre une seconde vie à la pensée francophone. « Dans les décombres du colonialisme, nous avons trouvé cet outil merveilleux, la langue française », écrit Senghor.
Mais derrière un vernis culturel, la renaissance du mouvement est d’essence politique. « Une affaire qui concerne, d’abord, les gouvernements des États », insiste Senghor. En pleine effervescence décoloniale, des intellectuels engagés issus des anciennes colonies – Senghor, mais aussi le Tunisien Habib Bourguiba ou le Nigérien Hamani Diori – se réapproprient la langue et son idéologie pour la mettre au service d’un nouveau projet. « Dans un contexte de grande incertitude, la langue est un prétexte pour entretenir des relations afin d’éviter l’isolement des futurs pays indépendants sur la scène internationale », explique Cécile Vigouroux.
Ce nouveau départ marque aussi l’entrée dans une ère plus formelle. Tandis que le terme de « francophonie » se généralise, des institutions, d’abord associatives puis gouvernementales, sont créées, à l’instar de l’Agence universitaire de la francophonie (1961), du Haut Comité pour la langue française (1965) ou de l’Organisation internationale pour la francophonie (1970). En s’offrant une seconde jeunesse, la francophonie s’insère dans l’ordre géopolitique de l’après-Seconde Guerre mondiale. Chaque pays y projette et y trouve un sens propre. Dans le contexte de la guerre froide, la francophonie offre la possibilité, pour des pays comme le Vietnam ou la Roumanie, d’échapper à l’ordre bipolaire alors de rigueur. Au Canada, la « révolution tranquille » des années 1960 accompagne le renouvellement de l’identité québécoise. « L’idée était de se réapproprier notre destinée : la francophonie est devenue un canal fournissant de l’oxygène au milieu d’un océan anglophone », livre Jean-Philippe Thérien.
À Paris, des réserves sont émises vis-à-vis de cette aventure multilatérale. Les déboires de la guerre d’Algérie puis l’échec d’initiatives telles que l’Union et la Communauté françaises ont marqué les esprits. Il faut attendre les années 1980 et l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération de décideurs politiques pour que la France reprenne en main le leadership mondial – avec le sommet de Versailles.
José Bové et la fenêtre ouverte
Au tournant des années 1990, l’émergence de problématiques en lien avec la menace environnementale et les dangers de la mondialisation apportent une nouvelle inflexion à la rhétorique francophone. Cette dernière « se réapproprie le discours des langues en danger en se focalisant sur la menace qui pèse sur le français. Sauver le français, c’est sauver toutes les langues minoritaires… » explique Cécile Vigouroux.
La France, dernier bastion de la résistance altermondialiste. C’est le « syndrome Jose Bové », arrêté en 1999 après avoir « démonté » un McDonald’s en construction. De la gauche radicale à l’extrême droite, le pays des Lumières se pense en leader mondial contre l’uniformisation en marche accélérée de la planète. L’histoire récente de la francophonie et celle plus ancienne du français se font miroir. Dans les deux cas, une langue menacée, face au latin d’abord puis à l’italien durant la Renaissance, et enfin face à l’anglais. Une manière, peut-être, de « motiver le maintien de soi et la préservation de son identité… » avance Mounia Benalil.
Au tournant du millénaire, l’« exceptionnalisme » français s’offre de nouveaux habits. En pratique pourtant, peu de choses ont changé. La charpente est restée la même depuis le XIXe siècle. La francophonie continue d’être une affaire de grands. « Son discours est construit par les élites du Nord et du Sud, les autres n’ont pas la parole », note Cécile Vigouroux.
Les promesses de « métissage » cachent mal la réalité d’un monde toujours structuré autour d’un centre parisien. « Il reste une ligne de partage entre « Français » (métropolitain) et « francophone » (autre) », observe Margaret A. Majumdar. Dans les librairies de l’Hexagone, les étagères de la littérature dite « francophone » sont réservées aux auteurs étrangers. La France continue de se penser comme l’unique dépositaire de ce « Soleil qui brille hors de l’Hexagone » (Léopold Senghor).
Dans les anciennes colonies, la francophonie est « une fenêtre vers le monde extérieur, une porte d’entrée qui peut s’ouvrir… mais aussi se refermer », note Ali Alalou. Là aussi, la vitrine inclusive et égalitaire affichée dans les brochures des institutions ne résiste pas longtemps à la réalité. La francophonie continue de diviser les sociétés en fonction des anciennes lignes de clivage coloniales – sociales, économiques, communautaires ou religieuses. Au Maroc, « ceux qui en sont exclus sont confrontés à une sorte de plafond de verre sur le plan professionnel », poursuit le chercheur berbère. « J’en ai l’expérience : mon père était berger, ma mère ne sait ni lire ni écrire. J’ai été sauvé par l’école coloniale. Mon frère, qui n’a pas obtenu son baccalauréat, ne parle ni français ni anglais. Pour lui, la fenêtre est fermée. »
Ce sont nos pseudo-intellectuels français, et parisiens, qui s’acharnent à remplacer notre langue commune française par l’anglais. Hé oui, ils ont tous les yeux tournés vers l’Amérique. En tout cas, chapeau aux Québécois qui, eux, résistent aux anglophones !
14 h 54, le 10 mai 2024