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Parler - Lorient-Le Siecle

Liquider pour l’exemple : l’assassinat politique au coeur de la vie intellectuelle du Liban

Depuis l’indépendance, les meurtres de journalistes, de chercheurs et de faiseurs d’opinion façonnent la vie d’un pays où l’on peut tout dire et écrire... tant que les lignes rouges ne sont pas franchies.


Liquider pour l’exemple : l’assassinat politique au coeur de la vie intellectuelle du Liban

De gauche à droite : Nassib el-Metni (tué en 1958), Kamel Mroué (1966), Ghassan Kanafani (1972), Kamal Nasser (1973), Robert Pfeffer (1979), Salim Laouzi (1980), Riad Taha (1980), Yahya Hazouri (1980), Khalil Naouas (1986), Souhail Tawilé (1986), Hussein Mroué (1987), Mahdi Amel (1987), Moustapha Jeha (1992), Samir Kassir (2005), Gebran Tuéni (2005) et Lokman Slim (2021). Photos Fondation Lokman Slim/AFP/Wikicommons Collage Jaimee Lee Haddad

Les signes avant-coureurs se sont succédé dans un crescendo de violence. Le 19 mars 1973, des hommes armés s’infiltrent dans les locaux du magazine al-Hawadès, dirigé par Salim Laouzi. Ils placent des explosifs dans l’imprimerie, située au sous-sol du bâtiment. Puis, en 1978, alors que la guerre civile fait rage, un bombardement détruit les bureaux de l’hebdomadaire à Chiyah. Salim Laouzi décide alors de s’exiler à Londres, d’où il poursuit son combat. Depuis la défaite de 1967, il a changé son fusil d’épaule. Autrefois nassérien, il rejette à présent ses idéaux d’hier et reproche aux dictatures militaires régionales leurs mensonges et leurs échecs. Al-Hawadès se fait l’écho de ces évolutions idéologiques. Célèbre pour ses scoops politiques, la publication est alors l’une des plus diffusées dans le monde arabe. Cela confère à sa tête pensante un poids certain. « Dangereux », ajouteraient ses adversaires les plus coriaces. D’autant qu’à partir de 1976, Salim Laouzi prend explicitement position contre l’intervention syrienne au Liban. Il n’a pas peur. Il défie. Il va loin. Souvent trop loin. Il est l’un des premiers à s’emparer du sujet tabou par excellence : la nature profondément confessionnelle du régime de Hafez el-Assad. Le journaliste va jusqu’à se lier d’amitié avec des figures de l’opposition… Le 22 juin 1979, son frère, Moustapha Laouzi, est assassiné à Tripoli. L’étau se resserre. Rongé par la culpabilité, le directeur d’al-Hawadès aiguise sa verve, accuse Damas du crime et publie une série d’articles revenant sur les conditions de la gouvernance en Syrie. « Mon ami damascène m’a dit : j’avais peur que tu te fasses liquider, mais désormais, je crains que quelque chose de bien pire ne t’arrive », écrit-il dans l’un de ses derniers éditos. L’ami damascène en question avait vu juste. Le 25 février 1980, après un court passage à Beyrouth pour les funérailles de sa mère, le journaliste est arrêté et enlevé à un checkpoint, sur la route de l’aéroport. Un berger retrouve son corps dans la zone de Aramoun (Aley) le 4 mars.

Salim Laouzi, directeur d'Al-Hawadès, assassiné en 1980. Date inconnu. Archives OLJ.

L’assassinat de Salim Laouzi n’est ni le premier ni le dernier de ceux qui jalonnent l’histoire du Liban, de l’indépendance à nos jours. Depuis 1943, on recense au moins 220 assassinats ou tentatives d’assassinat de ce genre. Il y a ceux qui visent les « grands », les chefs d’État, les ministres, les députés ou encore les chefs de parti. Riad Solh (1951), Naïm Moghabghab (1959), Kamal Joumblatt (1977), Tony Frangié (1978), Bachir Gemayel (1982), Rachid Karamé (1987), René Moawad (1989), Abbas Moussaoui (1992), Rafic Hariri (2005) et bien d’autres. Et puis il y a ceux qui ciblent les fonctionnaires : juges, militaires et responsables de la sécurité. S’en prennent aux figures religieuses et aux diplomates étrangers. Ou touchent des professionnels de la pensée : journalistes, chercheurs et intellectuels. Dans cette catégorie, l’assassinat de Salim Laouzi est, par son niveau de cruauté, particulièrement emblématique. La main avec laquelle il écrivait a été brûlée à l’acide. Ses doigts ont été mutilés. Des crayons ont été introduits dans son corps. « C’était très dur  », se souvient sa fille, Mona Laouzi, 23 ans à l’époque. « Qu’ils l’aient tué est une chose. Mais qu’ils l’aient torturé avant… c’était insoutenable pour moi », confie-t-elle aujourd’hui.

L’acte illustre au plus haut degré la raison d’être de l’assassinat politique, cette volonté de supprimer physiquement l’adversaire, de réduire en cendres son univers et de terrifier ceux qui y adhèrent. Une logique macabre qui sous-tend tous les meurtres prémédités de ce type, du cas de Ghandour Karam, journaliste aux convictions antinassériennes abattu en novembre 1957 à Beyrouth par un militant nassérien, à Lokman Slim, intellectuel chiite anti-Hezbollah tué le 3 février 2021 dans le sud du Liban, dans un secteur où l’influence du Hezb est prédominante. « L’assassinat politique est à la fois un acte très intime et très collectif. On cherche à anéantir une personne dans ce qu’elle représente individuellement, avec ses idées, ses projets inachevés, ses souvenirs, ses connexions, ses amitiés, résume le chercheur et politiste franco-libanais Ziad Majed. Et en même temps, puisqu’il s’agit le plus souvent d’une personnalité publique, on assassine à travers l’intime un engagement politique. Cela rend ce type d’assassinat particulièrement sadique. »

Pris séparément, chaque crime est exceptionnel. Il provoque une onde de choc, suscite la terreur et/ou polarise. Quels que soient les indices, chacun veut y voir la main de son tueur local ou régional « favori », celui qui le conforte le mieux dans ses convictions. Mais s’il marque une rupture, le moment de l’assassinat est indissociable de ce qui précède et de ce qui suit. Avant, il y a les campagnes de haine. La diffamation. Les menaces, qu’elles soient physiques ou verbales. Après, il y a la souillure. L’humiliation de la mémoire. La justification de la mort au nom de différends idéologiques. En filigrane, les moins téméraires posent une question qui transforme la victime en coupable : pourquoi a-t-elle parlé ? Pourquoi a-t-elle écrit alors qu’elle avait été prévenue ? N’a-t-elle pas provoqué ce qui lui est arrivé ?

Ne pas chercher plus loin

Au pays du Cèdre, le ciblage régulier des esprits libres ou des faiseurs d’opinion se confond avec l’identité complexe du Liban, historiquement lieu de liberté (relative) et d’instabilité. De 1943 jusqu’à présent, cette valse funèbre s’est dansée sur trois temps, à des rythmes différents : l’avant-guerre, la guerre, l’après-guerre. « Durant les deux décennies qui précèdent la guerre civile de 1975, le libéralisme économique et politique fait de Beyrouth la banque des Arabes, mais aussi leur maison d’édition, rappelle Ziad Majed. Ce que les opposants aux régimes régionaux ne peuvent pas dire chez eux, ils l’expriment dans la presse libanaise. Parallèlement, c’est aussi le pays où les services de renseignements de toute la région s’activent pour montrer qu’il y a des limites à ne pas dépasser.  » Car le Liban est un pays troué : un État fantôme aux institutions faibles et une société éclatée, perméables aux infiltrations voisines. Dans ces circonstances, son territoire devient l’espace de prédilection des règlements de comptes politiques et idéologiques, à la fois locaux et régionaux. Souvent, la liquidation de l’homme de plume est aussi celle d’un rival politique influent, pleinement engagé dans les luttes de son temps. « La liberté et la pluralité des médias de Beyrouth n’étaient pas seulement garanties par de nobles idéaux ; l’argent arabe et international a graissé les rouages ​​de la planche à billets, les riches dirigeants conservateurs du Golfe et les dictateurs militaires cherchant un forum pour leur propagande et leur idéologie dans la guerre froide entre les deux camps arabes », indique à cet égard l’historien Fawwaz Traboulsi dans A History of Modern Lebanon (Pluto Press, 2007).

Dans ce Liban d’avant-guerre à la fois nerveux et créatif, les journalistes font l’époque tout autant qu’ils la subissent. À partir de la signature du Pacte de Bagdad en 1955, le pays du Cèdre est assis sur une poudrière. Deux pôles s’affrontent : celui du président de la République Camille Chamoun, résolument tourné vers l’Occident, et celui d’une opposition soutenue par la Syrie et l’Égypte. Après la création de la République arabe unie en février 1958 – rassemblant Le Caire et Damas –, les antagonismes s’aggravent. Une partie de la population libanaise musulmane demande son rattachement à la nouvelle entité. Il ne manque plus qu’une étincelle. Elle a lieu le 7 mai 1958. Nassib Metni, corédacteur en chef avec son frère Toufic Metni du quotidien arabophone Télégraphe qui pourfend les orientations du sexennat Chamoun – dont il dénonce de surcroît la corruption –, est assassiné au petit matin devant son domicile. L’opposition appelle à la grève générale.

Archives OLJ

Dans le collimateur des manifestants, la tentative du président de se faire réélire pour un second mandat, en violation des dispositions de la Constitution. Comme pour l’immense majorité des crimes politiques contre les journalistes qui suivent, la lumière n’a jamais été faite sur l’assassinat, bien qu’il soit imputé au camp chamouniste, dans lequel se range alors, par rejet du nationalisme arabe, le Parti national social syrien (PSNS). Seule information confirmée : il était prémédité. « Mon père et mon oncle ont échappé à plusieurs tentatives d’assassinat », explique l’avocat Faouzi Metni, neveu de Nassib et fils de Toufic (fondateur en 1950 du journal al-Tayar qui, dix ans plus tard, fusionnera avec Télégraphe). Encore enfant à l’époque, il se souvient d’une atmosphère angoissante où la famille se sent surveillée en permanence. Que ce soit par les voisins d’en face ou par d’étranges individus se garant régulièrement près du journal, avant la fermeture. « Mon oncle a été assassiné par 11 balles à bout portant. Mais la police est venue dire à mon père de ne pas chercher plus loin, que cela ne servirait à rien », rapporte Faouzi Metni.

Nasser contre les journalistes

Si dans le cas de Nassib Metni, le crime reste d’abord local, malgré l’influence évidente du contexte régional sur la crise de 1958, l’assassinat, huit ans plus tard, de Kamel Mroué marque, en revanche, un véritable tournant. Certes, l’ombre du nassérisme plane depuis longtemps sur plusieurs cas d’élimination politique visant des journalistes. Ghandour Karam est tragiquement passé par là quelques années auparavant. Tout comme Fouad Haddad, chroniqueur au sein du journal phalangiste al-Aamal où il signait ses articles sous le pseudonyme d’« Aboul-Henn ».

Mais dans le cas de Kamel Mroué, les enjeux dépassent les intérêts du raïs égyptien au Liban. Fondateur du quotidien al-Hayat (en 1946), du Daily Star (1952) et de Beyrouth Matin (1959), l’homme défendait des positions fermement hostiles aux régimes dictatoriaux issus des coups d’État militaires. Il était toutefois plus que journaliste et avait acquis, au gré des années, un crédit politique indéniable. Est-ce en tant que magnat de la presse qu’il a été abattu, le 16 mai 1966, alors qu’il était en train de relire les épreuves du journal à paraître le lendemain ? Ou en tant que conseiller auprès de certaines éminences de la région ? « Durant trois années, Mroué a aidé en coulisses à orchestrer la détente entre Riyad et Téhéran, explique le journaliste Alex Rowell dans son ouvrage We Are Your Soldiers (2023). Il était un architecte-clé dans la nouvelle alliance géopolitique que Gamal Abdel Nasser percevait comme une menace existentielle contre son leadership dans le monde arabe. »

Le cas de Kamel Mroué, dont la famille est représentée par l’avocat Mohsen Slim, le père de Lokman, est l’un des seuls dans l’histoire du Liban à avoir pu échapper à une complète impunité. « On ne peut pas dire que justice ait totalement été rendue », nuance Malek Mroué, l’un des fils de la victime. « L’exécutant, Adnan Chaker Sultani, a été condamné et est allé en prison. Mais l’assassinat de mon père a été planifié plusieurs mois à l’avance. Des responsables des services de renseignements égyptiens sont venus au Liban, ont missionné le chef des Mourabitoun, Ibrahim Koleilat, qui, lui, a ensuite recruté Sultani », poursuit-il.

Kamel Mroué. Source : https://www.kamelmrowa.com/

Dans l’acte d’accusation datant du 23 juin 1966, le juge d’instruction requiert la peine de mort contre Adnan Chaker Sultani et ses deux complices, ainsi qu’à l’encontre d’Ibrahim Koleilat, décrit comme le commanditaire principal du crime et un agent à la solde des services spéciaux égyptiens. Hormis Sultani, tous sont jugés in abstentia. Surtout, après deux années de procès, la peine initiale de Sultani sera commuée en vingt ans d’emprisonnement. Quant à Koleilat, il sera acquitté, sous la pression des autorités égyptiennes. « En 1976, au début de la guerre civile, Sultani parviendra à s’échapper de prison et à fuir en Égypte », indique Malek Mroué. 

Ghassan Kanafani. Wikimedia.

Pays en quête de lui-même, le Liban est, à la veille de la guerre civile, perdu entre ses différentes appartenances. Aux tensions internes qui lui sont propres se conjuguent les répercussions des conflits interarabes, mais aussi de la lutte palestinienne contre l’occupation israélienne.

Symbole intellectuel et politique de ce combat, le grand romancier palestinien Ghassan Kanafani est assassiné à Beyrouth en juillet 1972, en compagnie de sa nièce. Pour Israël, il s’agit d’une réponse à l’attentat organisé par trois membres de l’Armée rouge japonaise, en coopération avec le FPLP – dont Kanafani a fondé le journal al-Hadafen 1969 –, contre l’aéroport de Lydda quelques semaines plus tôt. Bien qu’il ait ardemment défendu la résistance armée contre la puissance coloniale, Kanafani n’a toutefois pas pris part lui-même à l’action en question. Le Daily Star évoquera dans la nécrologie consacrée à l’écrivain « un commando qui n’a jamais tiré avec une arme à feu, dont l’arme était un stylo à bille, et son arène des pages de journaux ».

« Les questions sont restées sans réponses »

Avec le déclenchement de la guerre civile (1975-1990), l’assassinat politique devient un moyen parmi d’autres de suppression de l’adversaire. La violence imprègne presque tous les recoins du quotidien, oppose les chrétiens aux musulmans, les chrétiens aux chrétiens, les musulmans aux musulmans. Les alliances se font, se défont et se refont. Le pays vit au rythme des massacres et des invasions, celle de la Syrie d’une part et celle d’Israël de l’autre. En toile de fond, la révolution iranienne en 1979 puis la guerre Iran-Irak entre 1980 et 1988 entraînent des bouleversements sur le territoire libanais qui devient un lieu de représailles, notamment fratricides entre Baas syrien et irakien. Le pays reste aussi un terrain de traque des opposants par des régimes de plus en plus sanguinaires. En juin 1979, Adel Wasfi, plus connu sous son nom de code Khaled al-Iraqi, rédacteur adjoint du journal de l’OLP Filastin al-Thawra et président de l’Union des démocrates irakiens, est assassiné à Beyrouth. Le pouvoir baasiste aux manettes à Bagdad est alors accusé d’avoir commandité le crime en dépêchant un escadron de la mort dans la capitale libanaise. Comme souvent, les questions sont restées sans réponse. Le chaos ambiant nourrit de surcroît la confusion. Quand la mort peut surgir n’importe où et n’importe quand, au détour d’une rue, à la sortie d’un bureau, à l’hôpital ou à l’école, le meurtre de masse finit par engloutir le meurtre ciblé. Comment savoir alors si un journaliste a été tué parce qu’il se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment, parce qu’il était journaliste, ou pour les opinions qu’il a pu exprimer en exerçant son métier ? Ainsi, la mort de l’ancien rédacteur en chef de L’Orient-Le Jour Édouard Saab, tué en mai 1976 par un franc-tireur alors qu’il traversait la ligne de démarcation entre les deux Beyrouth, est parfois qualifiée d’assassinat politique ou décrite comme tel. Mais peu d’éléments permettent aujourd’hui d’appuyer cette thèse.

Décennie noire

Dissimuler la vérité, punir ceux qui luttent pour qu’elle éclate, faire taire les voix critiques ou se venger de celui qui a tenu tête. Quels que soient ses objectifs, l’assassinat politique vise à conserver le statu quo ou à asseoir une emprise. Et dans cette offensive contre la pensée, les années 1980 sont particulièrement meurtrières. Le contexte y est propice, marqué par la radicalisation des pouvoirs régionaux contre la dissidence, en particulier en Iran, en Irak et en Syrie. La liquidation de Salim Laouzi en 1980 est suivie de près par celle de Riad Taha, président de l’ordre de la presse. 

Dans ce Liban à feu et à sang, l’avènement du régime islamique à Téhéran combiné à l’invasion israélienne de 1982 et à la marginalisation historique de la communauté chiite dans la construction nationale accouche d’un objet politique et militaire complexe : le Hezbollah. Face à l’occupation israélienne, il tente d’asseoir son monopole sur la résistance. Or parmi ses concurrents se trouve le Parti communiste libanais (PCL), très enraciné au sein de la communauté chiite, bien qu’il soit multiconfessionnel et laïque. Une page sombre de l’histoire de la gauche libanaise commence à s’écrire. Les élites intellectuelles communistes sont régulièrement prises pour cible. Les journalistes Khalil Naouas et Souhail Tawilé sont assassinés en février 1986. Le philosophe Hussein Mroué subit le même sort près d’un an plus tard, alors qu’il était presque octogénaire. À peine quelques mois après avoir prononcé l’éloge funèbre de son camarade, c’est au tour de Hassan Hamdan, le « Gramsci arabe » plus connu sous le surnom de Mahdi Amel, d’être tué dans la capitale libanaise. Dans L’homme aux sandales de feu (2018), son épouse, Evelyne Hamdan, s’adresse directement au défunt. « Tu rentres à la maison, ce soir d’avril, un périodique à la main. (...) C’est la revue al-Ahed , publication hebdomadaire du Hezbollah. Du doigt, tu pointes la conclusion d’un certain article : « Celui qui a fait le discours à l’occasion des obsèques de Hussein Mroué, à Damas, celui-là verra bientôt venir son tour. » »

« Dans les milieux communistes, les gens étaient convaincus que les responsables de ces assassinats devaient appartenir au mouvement Amal ou au Hezbollah et, dans les deux cas, avec une couverture syrienne, se souvient Bachir Osmat, professeur à l’Université libanaise et ancien cadre au sein du PCL. En revanche, la position officielle était 'diplomate '. C’est le cas jusqu’à aujourd’hui. Le parti n’a jamais accusé un courant en particulier et a préféré accuser 'une force obscurantiste' et  'passéiste'. L’idée était que la cause pour laquelle il se battait était plus grande que les querelles opposant les groupes au sein de la résistance. »

Bien entendu, il n’y aura ni enquête, ni procès, ni justice.

« Ces assassinats ont conduit à un détachement entre l’élite du parti et une masse qui ne pouvait plus croire dans la capacité des communistes et de la gauche libanaise à se défendre. Et bientôt, une partie de cette base va s’islamiser et rejoindre le Hezbollah », explique Wissam Saadé, professeur d’histoire et de sciences politiques à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth.

Terrifiant

Avec la fin de la guerre, les massacres s’arrêtent. Le Liban est sous tutelle syrienne. En apparence, la liberté d’expression est préservée, bien qu’elle soit éprouvée par la fermeture d’organes de presse ou les poursuites pénales lancées contre des journalistes. Elle est, en substance, tributaire de mille et une contorsions. Nombre de sujets sont tout simplement inabordables. Les journalistes doivent apprendre à calibrer leur parole, à négocier ici et là une critique contre quelques louanges. « Vous pouviez par exemple dénoncer la politique syrienne au Liban. Mais vous deviez compenser en disant du bien de la politique régionale du régime », confie un ancien grand nom d’un quotidien arabophone réputé. Quant aux assassinats politiques visant les voix critiques, ils se font plus rares, mais ne sont pas inexistants. Le 15 janvier 1992, le journaliste chiite Moustapha Jeha, contributeur à al-Aamal, est assassiné. Il était célèbre pour son opposition aux régimes syrien et iranien et avait publié plusieurs ouvrages, dont Khomeini tue Zarathoustra et La crise de la pensée en islam.

Au mitan des années 2000, l’assassinat politique revient sur le devant de la scène dans un contexte de polarisation extrême du pays marqué par le retrait, contraint et forcé, des troupes syriennes. Le 1er octobre 2004, l’ancien journaliste et homme politique Marwan Hamadé est grièvement blessé dans un attentat. Quelques mois plus tard, le 14 février 2005, un kamikaze fait sauter une camionnette remplie d’explosifs au passage du convoi blindé de Rafic Hariri. L’ex-Premier ministre est assassiné. Vingt-deux personnes meurent dans l’attentat. Plus de 200 sont blessées. Les conséquences géopolitiques de cette élimination sont innombrables. Au Liban, la vie politique se structure désormais autour de deux camps. D’un côté, le bloc dit « souverainiste » du 14 Mars. De l’autre, l’alliance prorégime syrien du 8 Mars. S’ensuit une vague d’assassinats ciblant spécifiquement des personnalités du 14 Mars. Ils sont largement imputés aux services de renseignements syriens et à leur principal allié sur place, le Hezbollah. Parmi les victimes, deux célèbres plumes d’an-Nahar : Samir Kassir, historien et éditorialiste, assassiné le 2 juin 2005, et Gebran Tueni, bête noire de Damas, rédacteur en chef du quotidien et député, tué le 12 décembre de la même année. Entre les deux, la présentatrice vedette de la LBCI May Chidiac échappe de peu à un attentat à la voiture piégée mais en ressort avec de très graves séquelles.

Légende Rassemblement à Beyrouth pour la défense de la liberté de la presse après l’assassinat du journaliste Samir Kassir le 2 juin 2005. Photo d’archives AFP

« J’ai plusieurs images qui me reviennent en mémoire », confie Liana Kassir, la fille cadette de Samir Kassir, âgée de 16 ans en 2005. « Je revois mon père en train de nous dire 'on veut ma peau'. Je me souviens de ses courses poursuites en voiture avec les services de renseignements qui le suivaient à la trace. Ou qu’après l’assassinat de Hariri, il nous avait dit, peut-être pour nous rassurer, 'mais moi, ce n’est pas la même chose, je n’ai ni argent, ni religion, ni partisans'. » Aux yeux de la jeune femme, l’assassinat finit par figer la pensée de l’assassiné dans un moment de sa vie, par contenir une réflexion en mouvement dans une boîte. Par réduire son détenteur à une icône. « Mon père n’avait que 45 ans quand ils l’ont tué. Il avait déjà beaucoup fait entre 20 et 45. Je me demande ce qu’il aurait fait entre 45 et 60 », dit-elle. Pourfendeur acharné de la tutelle syrienne sur le Liban, acteur de premier plan au sein du « printemps » de Beyrouth, Samir Kassir était aussi un fervent défenseur de la cause palestinienne et militait pour la démocratie en Syrie. Dans ses chroniques, il est allé jusqu’à dénoncer le fonctionnement du régime Assad sur ses propres terres. Un domaine où peu de journalistes libanais osaient alors s’aventurer.

Avec le retrait des troupes syriennes du Liban, c’est un nouveau chapitre qui s’ouvre. « Dans l’histoire des assassinats politiques, aucune période n’a suscité autant d’angoisse que la période 2004-2005. Jamais les gens n’ont autant eu peur, avance Hana Jaber, directrice de la fondation Lokman Slim, spécialisée dans la documentation des assassinats politiques au Liban et dans la région. Il y a eu l’impression que le Hezbollah prenait la relève. Or il s’agit d’une composante intérieure de la société libanaise et non plus d’une force externe. Pour beaucoup de personnes, c’est encore plus terrifiant. »

Pédagogique

Le 3 février 2021, après avoir été menacé pendant près d’une quinzaine d’années par le Hezbollah, l’intellectuel chiite Lokman Slim est assassiné dans une région entre Saïda et Nabatiyé, au Liban-Sud. « Seule une enquête internationale impartiale nous permettra de connaître la vérité », insiste Monika Borgmann, veuve de la victime et présidente de la fondation qui porte son nom. « Est-ce qu’ils l’ont tué parce qu’il tentait de construire une alternative au Hezbollah pour les chiites ? Est-ce à cause de son interview du 15 janvier 2021, où il a dit que (le nitrate) d’ammonium entreposé dans le port de Beyrouth était destiné aux bombes-barils syriennes utilisées par le régime contre sa population ? »

« L'intimidation est devenue la règle »

Depuis l’exécution de Lokman Slim, les polémiques et controverses émanant de l’axe de la moumanaa (pro-iranien) se multiplient à un rythme effréné et prennent régulièrement pour cible le monde des médias ou de la culture. « Il y a comme un nouveau régime culturel dans le pays. L’intimidation est devenue la règle », note Wissam Saadé.

Lorsqu’elle était journaliste, Monika Borgmann avait interviewé en 1993 l’intellectuel algérien Saïd Mekbel, assassiné en décembre 1994. Opposant aux islamistes et au pouvoir durant la guerre civile, il avait, au cours de l’entretien, développé la notion d’« assassinat pédagogique ». « C’est une idée qui me hante depuis des années, et plus encore depuis l’assassinat de Lokman », confie Monika Borgmann.

Commémoration en hommage à Lokman Slim. João Sousa.

Cumulés sur plus de huit décennies, en temps de guerre comme en temps de paix, les assassinats produisent des effets qui imprègnent l’atmosphère mais sur lesquels il est souvent difficile de mettre des mots. Certes, après la secousse, la vie reprend son cours. Il faut faire avec. Passer à autre chose. Mais cette impunité généralisée crée simultanément un malaise. En temps de paix, elle donne l’impression de prolonger la guerre par d’autres moyens et mine la capacité d’action de la population. Parler reste possible, mais avec des limites et tant que la parole ne mène pas à l’action. En créant des vides au sein de tous les courants politiques et intellectuels, en ayant d’année en année rapproché la ligne rouge à ne pas dépasser, l’assassinat ciblé tue la pensée et entrave son renouveau. « Durant la guerre, les assassinats politiques s’ajoutaient aux massacres, analyse Wissam Saadé. Durant la paix en revanche, l’assassinat est en quelque sorte un moyen pour le tueur de ne pas avoir à massacrer. Il anéantit un courant politique ou idéologique en concentrant la violence contre certains leaders et intellectuels. Cela permet de démanteler un mouvement par la démoralisation. C’est ce qui s’est passé avec le mouvement du 14 Mars, bien qu’il ait lui-même connu ses propres errements. Par l’intimidation des élites, on domestique et fragmente la masse. 

Liquidés pour l’exemple. Depuis l’indépendance jusqu’à aujourd’hui, les moyens de menacer et de tuer les voix dissidentes évoluent, mais les objectifs restent identiques : salir, isoler, détruire. Pour les crimes d’hier comme pour ceux de demain, l’impunité structurelle désarme la société et incite, après chaque assassinat, une partie d’entre elle à l’oubli. Jusqu’au prochain.



Les signes avant-coureurs se sont succédé dans un crescendo de violence. Le 19 mars 1973, des hommes armés s’infiltrent dans les locaux du magazine al-Hawadès, dirigé par Salim Laouzi. Ils placent des explosifs dans l’imprimerie, située au sous-sol du bâtiment. Puis, en 1978, alors que la guerre civile fait rage, un bombardement détruit les bureaux de l’hebdomadaire à Chiyah. Salim...
commentaires (9)

Superbe article Soulayma MARDAM BEY, qui révèle quantité d’assassinat. Tous cumulés, cela devient impressionnant ! Mais ne craigniez-vous pas pour votre vie ? Merci !

Jacques Dupé

13 h 55, le 10 mai 2024

Tous les commentaires

Commentaires (9)

  • Superbe article Soulayma MARDAM BEY, qui révèle quantité d’assassinat. Tous cumulés, cela devient impressionnant ! Mais ne craigniez-vous pas pour votre vie ? Merci !

    Jacques Dupé

    13 h 55, le 10 mai 2024

  • A pleurer de rage.

    Marie Claude

    12 h 51, le 06 mai 2024

  • L'assassinat sauvage de Salim Laosi avait confirmé au Amid Eddé la justesse de sa position de rester en France et de ne plus rentrer vivant au pays, sous aucun prétexte, car il craignait par dessus tout d'être torturé avant de mourir. Le nombre des assassinats dans un pays représentent aussi un indice de la puissance/de la faiblesse d'un Etat. Quel pays étranger oserait assassiner un opposant politique ou un journaliste sur le territoire des USA?

    Céleste

    11 h 37, le 06 mai 2024

  • A son origine le terrorisme était celui des Etats, contre leurs propres populations, pour impressionner et dissuader les esprits libres de trop embêter les gouvernants. Les assassinats s'inscrivent dans cette même logique. En Occident, les dirigeants sont tellement puissants qu'avec à leurs pieds des médias de renoms effectuent des assassinats sans tuer mais les méthodes sont similaires. Y-a-t-il un terrorisme plus pervers que de rendre le téléphone mobile obligatoire dans la vie au jour le jour? sachant que nos secrets deviennent un livre ouvert à la disposition de l'Etat? et d'autres Etats!

    Céleste

    11 h 24, le 06 mai 2024

  • Magnifique article que seul l'OLJ (et ses journalistes) sont capables de produire. Je rêvais depuis des années - inconsciemment ou sans trop y croire - à une analyse fine et détaillée de la triste dynamique ayant conduit à tant de malheur et d'impunité, et pas seulement pour les journalistes. Nos boussoles indiquent la même direction au mal, mais nos lanternes sont désormais toutes éteintes pour le combattre. Toutes ?

    Ca va mieux en le disant

    01 h 07, le 06 mai 2024

  • Nos pauvres commentaires dans cette rubrique et le faible engagement qui s'en dégage n'est que bruit de fond face au courage de ces hommes prêts à en découdre, ouvertement et pacifiquement. Ils sont admirables en ce que le don de leur vie n'a rien changé au cours de l'histoire, englués que nous sommes dans notre relation toxique et explosive avec la syrie d'assad et sa figure tutellaire iranienne.

    Ca va mieux en le disant

    20 h 43, le 05 mai 2024

  • Une fois de plus, Soulayma Mardam Bey brille par la justesse de ton et la liberté de parole. Peu de personnes se risquent comme elle à appeler un chat un chat. Ce papier nous offre en plus, en creux, un panorama de la vie politique et intellectuelle libanaise et régionale. Impeccable.

    Marionet

    10 h 56, le 05 mai 2024

  • Et là on ne parle que de quelques crimes qui ont secoué le pays. Les autres assassinats qui se comptent par milliers sont tombés dans les oubliettes, ceux des citoyens qui occupent les zones envahies et les régions occupées par des vendus à la solde d’un pays étranger qui se permettent de faire régner la terreur sur les habitants qui osent dénoncer leur presence armée et le muselage des libanais. Les civils tués, sans autres forme de procès, ne sont jamais comptabilisés, à commencer par ceux du cataclysme du port. Le ministre du dedans se gargarise de son bilan positif sans honte.

    Sissi zayyat

    17 h 11, le 03 mai 2024

  • Tous ces assassinats ne relèvent pas tous de "la vie intellectuelle" au Liban. Si certains crimes évoqués sont politiques…d’autres, et je ne sais pas pour quelle raison, sont oubliés. Je cite un passage : "Encore enfant à l’époque, il se souvient d’une atmosphère angoissante où la famille se sent surveillée en permanence". Dans une édition d’un livre d’histoire (réédité à plusieurs reprises), un historien de métier, est précis sur les raisons de son assassinat. Des raisons qui n’ont rien à voir avec celles dont on parle jusqu’à maintenant… Trop tard pour faire le tri entre le vrai et le faux…

    NABIL

    04 h 21, le 03 mai 2024

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