
Charles de Gaulle, chef des Forces françaises libres, s’entretient avec le président libanais Alfred Naccache à Beyrouth, le 10 juin 1941. Archives AFP
« Non, non ! Je vais vous le dire dans mon arabe le plus classique et le plus pur », lance Pierre Gemayel, avant d’enchaîner, en français : « C’est impossible ! » Cette réplique célèbre du fondateur du parti Kataëb, livrée en direct à la télévision dans les années soixante-dix, et qui fit rire beaucoup de téléspectateurs, raconte bien l’étrange relation historique entre le Liban et la langue de Molière. Pourquoi étrange ? Parce qu’en révélant l’intimité profonde du lien entretenu par une partie des Libanais avec le français, au point parfois de les amener à presque le confondre avec l’arabe, cette boutade secoue la frontière traditionnelle entre langue maternelle et langue étrangère et dévoile les contours de l’ambivalence que revêt souvent la libanité.
Cette ambivalence, L’Orient-Le Jour et ses lecteurs l’ont incarnée fièrement cent ans durant. Ils veulent encore l’incarner. Parce que, comme cela a été dit et redit, parler français, écrire, lire, chanter, penser, correspondre, sentir, respirer et aimer en français… tout cela fait partie de la libanité, en est l’une des facettes. Perdre le français, c’est donc en quelque sorte perdre un certain Liban, en tout cas ce qui a historiquement constitué sa singularité, pour rejoindre le TGV en marche vers l’uniformisation générale. Mais le combat que doivent mener aujourd’hui les francophones libanais, notre combat ici-même à L’Orient-Le Jour, ne se résume pas à la défense d’une langue considérée un peu partout comme étant sur le déclin, dans une démarche qui serait essentiellement empreinte de passéisme et de nostalgie. Il s’agit plutôt d’une mission dans laquelle on s’attelle à préserver cette part importante de l’identité libanaise, parce qu’elle a été et est encore, pour un nombre non négligeable de Libanais, synonyme d’ouverture, d’épanouissement, de raffinement, de déploiement de talent, de richesse, de capacité d’adaptation et d’intégration, de carrières fécondes, d’aptitude à embrasser le monde…
Trop élitiste, le français au Liban– ? Inégalitaire par l’espace social qu’il couvre ? Oui, sans doute. Mais mis à part un nivellement par le bas, on ne voit pas quelle en serait l’alternative, si ce n’est que partielle.
La vraie originalité du Liban ne réside pas tant dans sa diversité religieuse. Celle-ci est certes un atout qui favorise le pluralisme de la société libanaise, et donc de l’État ; il n’est guère difficile de constater ce fait, surtout lorsqu’on compare la vie au pays du Cèdre à ce qui existe chez nombre de ses voisins arabes. Mais au final, cette diversité reste statique par nature, en ce qu’elle prédétermine trop souvent les comportements des diverses composantes de la société et surtout leurs désaccords. La vraie spécificité du Liban a longtemps résidé plutôt dans la présence de vecteurs plus dynamiques, comme par exemple la qualité de l’enseignement. Cette tradition de haut niveau a permis justement à beaucoup de Libanais de toutes confessions de dépasser cette prédétermination, de devenir des « citoyens du monde » tout en continuant à chérir leur patrie. Or c’est principalement à la tradition francophone (les fameuses missions) que le Liban doit le développement en son sein d’un enseignement libéral, ouvert, centré sur les langues étrangères, et dont le niveau n’a jusqu’à nos jours pas d’équivalent dans l’ensemble de la région. La vague fiévreuse de nationalisme arabe des années cinquante à soixante-dix a eu raison de cet enseignement dans certains pays arabes voisins, comme la Syrie et l’Égypte, faisant fuir les élites bourgeoises francophones de ces pays, dont une grande partie s’est réfugiée au Liban.
En dépit de la guerre civile (1975 -1990), qui aurait pu être catastrophique pour le niveau de l’enseignement, le pays du Cèdre est parvenu non seulement à limiter la casse, mais à se permettre un rebond dès que les armes se sont tues. Ainsi, dans les années quatre-vingt-dix, sous l’impulsion de l’ex-Premier ministre Rafic Hariri et d’un ministre particulièrement avisé, Michel Eddé, ancien PDG de L’Orient-Le Jour, le gouvernement libanais a rétabli la fameuse « équivalence » du bac, une mesure qui allait permettre à des milliers d’écoliers qui avaient commencé leur parcours scolaire à l’étranger durant les dernières années de la guerre de réintégrer les établissements libanais et d’y poursuivre leur scolarité en étant dispensés du baccalauréat libanais… ou même de l’arabe tout court. Pour toute une génération et pour les établissements scolaires concernés, cette décision sera du pain bénit, dans la mesure où le niveau des études parviendra à se maintenir vaille que vaille dans ces écoles, à l’heure où tout le reste à peu près se délitait dans le pays.
C’est d’ailleurs grâce à cette résistance de l’enseignement que la crise financière de 2019 n’achèvera pas le Liban. Combien sont-ils, ces jeunes et moins jeunes Libanais à avoir pu échapper à la malédiction du pays du Cèdre et trouver des postes à l’étranger à la mesure de leurs talents ? Combien de milliards de dollars contribuent-ils depuis lors à rapatrier chaque année, faisant ainsi vivre des centaines de milliers de familles qui, autrement, seraient aujourd’hui sinistrées ? On se plaint de l’émigration des jeunes ? C’est regrettable, bien sûr, mais d’un autre côté, on devrait s’en réjouir, parce que sans elle, il ne resterait rien du Liban, rien à part le Hezbollah et les trafics en tous genres…
Aujourd’hui, le français reste la langue de base de l’enseignement dans une bonne moitié des écoles libanaises, publiques et privées, l’anglais dans l’autre. Cela signifie en pratique qu’une moitié des écoliers libanais seront trilingues et l’autre moitié seulement bilingues. C’est dommage ! Un grand nombre de parents francophones qui décident d’envoyer leurs enfants dans des écoles anglophones dès leur plus jeune âge, sous prétexte de leur faciliter plus tard la transition vers l’enseignement supérieur, n’ont toujours pas remarqué que les élèves issus des bonnes écoles francophones au Liban n’ont aucun mal à s’intégrer dans les universités anglophones et que, bien entendu, le contraire n’est pas vrai. Alors pourquoi cet appauvrissement programmé ? Par un phénomène de mode, voilà tout…
Que l’anglais se développe au Liban et ailleurs, ce n’est certainement pas un problème, bien au contraire. Une des caractéristiques de la francophonie d’aujourd’hui, de Beyrouth à Montréal, c’est justement l’ouverture, l’absence d’exclusive. Il y a de la place pour tout et tout le monde. Ce qui en revanche ne devrait pas y avoir de place, c’est l’uniformisation culturelle, le prêt-à-consommer, l’appauvrissement de ce qu’on appelait jadis les humanités. Et, pour les Libanais, la perte d’une certaine idée du Liban…
La culture utilitaire plébiscite l’anglais ? Aucun problème… Raison de plus pour parler français !
«On n'habite pas un pays, on habite une langue», écrivait le philosophe roumain Émile Cioran. Cette citation m'a rappelé une interview réalisée avec une célébrité qui fêtait alors son 92e anniversaire. D'origine non française, des représentants officiels de son autre pays étaient présents à la fête. Mais pour une raison que j'ignore, il était en colère. Avant l'interview, il m'a lancé: "Vous savez, leur langue, l'arménien, j'ai dû l'apprendre. Moi, j'ai toujours vécu avec le français. Mon pays, c'est ma langue. Mon pays c'est le français." Ce grand Monsieur s'appelait Charles Aznavour.
21 h 09, le 16 mai 2024