Plonger dans les mots de notre passé tout en écrivant ceux d’aujourd’hui. Depuis le début de cette année du centenaire de L’Orient-Le Jour, nous voilà dans une sorte de position « grand écart » pas toujours évidente à tenir, mais fondamentalement fascinante, tant cette plongée nous rappelle, chaque jour, à quel point les mots ont un pouvoir extraordinaire : ils racontent non seulement le Liban et le monde, mais aussi, entre les lignes, une époque, ainsi que l’histoire de notre rédaction et son évolution, reflet de celle de la société.
« Ce soir à New York, se disputera le championnat mondial de boxe. Le Noir Joe Louis pourra-t-il mettre knock-out l’Allemand Max Schmelling ? » pouvait-on lire en une de l’édition du 19 juin 1936 de L’Orient. Une époque – l’« Américain » Joe Louis est le « Noir » Joe Louis – et l’histoire – un match symbolique entre démocratie et nazisme en pleine montée en puissance d’Hitler.
Notre journal est un être vivant. Depuis sa naissance, il n’a cessé de grandir et de muer, dans ses sensibilités et pratiques, avec chaque nouvelle génération. Ces dernières années, par exemple, le mot féminicide est venu remplacer des termes tels que crime d’honneur ou crime passionnel, symboles d’autres temps.
Le monde change, les générations passent, nos mots évoluent. Mais les hommes et les femmes qui font ce journal depuis 100 ans sont liés par un précieux héritage : un engagement pour la liberté d’écrire les mots, pour la liberté d’expression, inscrit dans notre charte éditoriale. Voilà le fil rouge qui relie 100 ans de mots.
La défense de cette liberté d’expression et de son pendant, la liberté de la presse, ne sont pas des tâches aisées. En 1949, le fondateur deL’Orient Georges Naccache avait été condamné à six mois de prison, commués en trois, pour « délit d’opinion ». En cause, son célèbre éditorial : « Deux négations ne font pas une nation ».
D’autres journalistes et intellectuels ont payé bien plus cher encore l’usage de leur liberté d’expression : Samir Kassir, Gebran Tuéni, Lokman Slim, pour ne citer qu’eux...
Ces derniers mois, une nouvelle offensive sanglante vise ceux qui s’emploient à raconter, à témoigner. L’on pense à Issam Abdallah, journaliste à Reuters, tué par un tir de char israélien le 13 octobre dernier au Liban-Sud, avant Farah Omar et Rabih Maamari, journaliste et caméraman pour al-Mayadeen tués le 21 novembre dans des circonstances similaires. L’on pense aussi aux 97 journalistes et travailleurs des médias tués, selon le Comité pour la protection des journalistes, dans les territoires palestiniens entre le 7 octobre et le 21 avril. « Jamais auparavant un tel nombre de journalistes n’avaient été tués en si peu de temps », relève le comité.
Dans ce conflit, nous savons que les mots sont, plus que jamais, une arme. Nous avons été l’un des rares médias arabes à écrire que l’attaque du Hamas, le 7 octobre, était un massacre injustifiable. Nous sommes un des rares médias francophones, aujourd’hui, à assurer depuis le Moyen-Orient une couverture en continu et en profondeur de la guerre barbare livrée en représailles par Israël.
Étant donné le rythme effréné des évolutions technologiques, la fragmentation accélérée des plateformes de diffusion d’une information plus ou moins professionnelle, la montée en puissance de l’intelligence artificielle et de la réalité virtuelle, il est difficile de dire à quoi ressembleront les médias de demain. Mais il est une chose sur laquelle cette rédaction pourrait s’engager du haut de ses 100 ans : elle s’emploiera du mieux qu’elle peut à mettre les mots au service de la nuance, de l’engagement, du débat, du témoignage, de l’explication. De l’information, en somme.