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Parler - Lorient-Le Siecle

Marie-Thérèse Arbid, l’amie prodigieuse de Dalida

Elle a marqué au fer rouge, 25 ans durant, un service culturel effiloché par les événements d’une nation vibrant au rythme de drames et d’accalmies. Sulfureuse respectée, hérétique admirée, la journaliste star a représenté une époque faite d’excès et d’exigence.

Marie-Thérèse Arbid, l’amie prodigieuse de Dalida

Marie-Therese Arbid et Dalida. Archives L’OLJ

Dans une grande limousine blanche, deux femmes en tailleur pénètrent dans le quartier bouclé de Chiyah. Nous sommes en mars 1976 et depuis près d’un an, la guerre civile libanaise rompt un à un les fondements d’un pays déjà fragile.

Au bord du véhicule aux vitres teintées, Marie-Thérèse Arbid et Irène Mossalli, seules rescapées du service culturel atrophié de L’Orient-Le Jour, découvrent avec effroi une capitale ensanglantée et poussiéreuse, loin des opulentes soirées et concerts pailletés dans lesquels elles ont longtemps baigné. « C’était la période des premiers enlèvements. Les directeurs du journal voulaient amoindrir le risque de kidnapping en envoyant des femmes non alignées politiquement sur le terrain pour les besoins d’un reportage sur les résidents de Beyrouth-Ouest. C’était une première pour nous », explique Irène Mossalli.

Intrigués par l’imposant bolide – envoyé par une agence de taxis qui n’avait plus d’autre voiture à disposition ce jour-là –, les miliciens propalestiniens s’approchent pour interroger rigidement les trentenaires déphasées entre les décombres. « Nous venons de L’Orient-Le Jour messieurs ! Pour écrire sur vous ! » hurle alors Arbid face aux hommes armés, déstabilisés par l’accent français de cette envoyée un peu trop spéciale à l’heure où le pays se fragmente aussi culturellement.

Marie-Thérèse Arbid, un regard laser auquel rien n'échappe. Photo archives L’OLJ

Reléguées au second plan d’un quotidien s’efforçant de poursuivre ses activités, Arbid et Mossalli – qui assurent une permanence malgré la suppression temporaire de leur page – proposent d’effectuer des articles moins clinquants pour venir en aide à la rédaction dépassée.

Cheveux noirs et courts assortis à un regard sombre et trouble, Marie-Thérèse exprime dans ce papier qu’on lui confie la colère et la frustration d’habitants épuisés par l’intensité des hostilités. Habitée par la rage de voir elle aussi « sa vie d’avant » mise entre parenthèses, celle qui avoue jusqu’alors avoir ignoré le sort d’une nation martyr, s’acclimate à un quotidien rythmé par les obus survolant son appartement de Hamra. « Elle a assez mal vécu le fait d’avoir mis de côté une routine faite de sorties et de rencontres fastueuses. Car c’était finalement tout ce qu’elle avait », livre Maria Chakhtoura, successeure d’Arbid à la tête du service culture de L’OLJ.

Figure respectée et admirée du gotha, journaliste acclamée pour une plume pugnace et crainte, lançant des talents et dénonçant inlassablement la « médiocrité » d'autrui, l'autrice aux faux airs de Barbara ressort moralement affectée par son passage express à Chiyah, antinomie de ses habituelles interviews au coin d’un feu. « Je ne supporte pas l’odeur de la boue. Ce n’est pas moi ! » plaide-t-elle à Marwan Hamadé, journaliste et actionnaire, qui lui propose d’autres sujets sensibles et qui, exaspéré, l’envoie finalement tartiner des sandwichs. « Mais qu’est-ce que cette foutue guerre est venue faire ici ? Je me retrouve dans la cuisine ! Moi, la grande MTA ! » crie-t-elle désabusée dans la pénombre de ce conflit qui la tuera intérieurement…

Attraction égypto-mondaine

Dans le Beyrouth désinhibé et frivole des glorieuses sixties, Marie-Thérèse Arbid détonne par un style raide et sévère entre les minijupes et carrés blonds d’une génération de jeunes privilégiées. Au Jour, où elle fait une entrée remarquée en 1966 pour remplacer André Bercoff, alors responsable du contenu culturel du journal, elle se distingue par un discours avant-gardiste qu’elle déclame impulsivement. « C’était, dès le début de sa carrière, une ambitieuse, une personnalité difficile à cerner. Quelqu’un qui avait avant tout un attachement charnel à son travail », se remémore Issa Goraieb, éditorialiste et ancien rédacteur en chef emblématique de la publication.

Née au Caire en 1937, MTA délaisse à 29 ans le snobisme parisien qui l’ennuie, pour son Liban d’origine en pleine ébullition. Au pays fantasmé de son père, elle croise les chroniqueurs et mondains qui font de Beyrouth un point de rencontre pour les intellos chics occidentaux et rebelles exilés, recherchés des dictatures arabes. Dans les bars et clubs branchés d’une capitale devenue un carrefour des vanités pour l’élite, elle brûle ses nuits, clope sur clope, verre après verre. « Elle adorait les hommes, les fantasmait, les draguait. Avec gourmandise et sans doute pas assez de retenue verbale », révèle May Makarem, son amie et collègue avec qui elle partage dîners et confidences.

Parallèlement à cette vie imbibée de champagne, Arbid mène avec frénésie un service culturel qu’elle veut avant tout conceptuel, presque inaccessible, avec des critiques sévères, des commentaires acides, le tout enrobé par une écriture unanimement saluée par ses confrères. Puriste sur papier, elle pousse ses journalistes dans leurs retranchements souvent étriqués, les teste, les met à l'épreuve. Si elle se montre difficile en interne, elle cultive, en dehors des quatre murs de l’institution, une amabilité servant son carnet d’adresses bien étoffé.

Sur le tarmac ou dans les salons d’honneur de l’aéroport de Beyrouth, MTA aborde aisément Amália Rodrigues, Charles Aznavour et Johnny Hallyday, qu’elle tutoie et embrasse fougueusement avant de retracer à l'écrit leurs parcours candides sans jamais remettre en question un quelconque engagement ou une causerie embarrassante. « C’était l’amie des stars, tout le monde voulait être interviewé par elle », lance Irène Mossalli.

Âme sensible et hermétique, Marie-Thérèse Arbid ne se reconnaît pourtant qu’en une seule chanteuse dont elle partage les racines égyptiennes et le goût de l’auto-embrasement. Une certaine Iolanda Gigliotti qu’elle appelle « Dali-Dalida ».

Laissez-les danser ...

Présentées l’une à l'autre par un ami commun à la fin des années 1960 lors d’une des premières visites de la diva au pays du Cèdre, les deux éternelles amoureuses d’une Égypte idéalisée se lient rapidement d’amitié. « Dalida venait très souvent au Liban, même en temps de guerre ! Il n’y a pas une fois où Marie-Thérèse ne nous a pas accueillis dès notre descente d’avion ! Ma sœur et elle avaient tissé comme un lien, une relation basée sur une confiance mutuelle », relate Orlando, frère et producteur de la prima donna tourmentée.

Unies dans une douleur qu’elles ne peuvent afficher, les deux femmes évoquent à leurs cercles proches respectifs un désir de se sentir comprises. « Dali lui a sans doute évoqué ses tentatives de suicide puisque Marie-T. me posait souvent des questions à ce sujet », ajoute Orlando.

Si, au virage de la décennie 70, l'interprète tourne lentement le dos aux chansons à textes pour s’essayer au disco, Arbid, elle aussi, se risque à de nouvelles aventures. Télévisuelles désormais.

Poussée par Jean-Claude Boulos, « le monsieur variétés » du petit écran de l’époque, MTA fait ses débuts d’animatrice sur le canal 9 – chaîne libanaise entièrement francophone - le 17 juin 1971 avec Télémagazine, un programme hebdomadaire consacré à l'actualité artistique. Le sujet de cette première émission ? La fusion de L’Orient et du Jour avec, en plateau, Georges Naccache, fondateur du premier, et Jean Chouéri, directeur de la rédaction du second.

« Mon père et Marie-Thérèse s’appréciaient énormément. Elle reprenait ses blagues, il lui offrait du temps d’antenne », se souvient Josyane Boulos, fille de Jean-Claude qui conseille à Arbid de « s’adoucir » devant la caméra assassine. Au final, MTA et ses expressions saillantes ne conservent leur émission que deux petites saisons à peine, jusqu'à fin 1973. Quelques mois avant l’enclenchement des violences et l’ouverture d’une nouvelle ère pour la grande dame d'1m54.

Mon amie la bouteille

Quand, le 13 avril 1975, l'incident de Aïn el-Remmané ouvre un chapitre sanglant de l’histoire du Liban, Arbid, isolée, est en pleine rédaction de la nécrologie de Joséphine Baker, décédée la veille.

Enveloppée d’un nuage de fumée et de cendres, la cheffe de service disparaît dans un local étroit, refusant cette nouvelle réalité à coups d’insultes et d’épisodes colériques. « Elle pouvait faire des crises gigantesques ! On l’entendait crier jusqu’au toit de l’immeuble », témoigne May Makarem, l’unique de ses journalistes qui « a su lui tenir tête ».

Mais entre ces emportements disproportionnés s’installent des séances d’aveux autour d’un mal-être profond « probablement lié à l'abandon d’un père très jeune », assume Maria Chakhtoura. Seule sans famille, MTA ne passe à la correction des articles de ses protégées qu'à partir de 14h « pour ainsi tenter de les retenir », selon sa successeure, et ne pas se retrouver face à son reflet vieillissant dans un appartement moderniste qui abritait autrefois les étoiles montantes du music hall.

Marie-Thérèse Arbid et Maria Chakhtoura. Photo archives L’OLJ

« Elle adorait la moitié de la ville et en haïssait l’autre. C’était ainsi. Malgré son tempérament excessif et ses accès de colère homériques, on respectait son exigence radicale et le fait qu’elle pouvait déchirer nos papiers sans pitié ni remords quand ils ne lui plaisaient pas… Elle avait fait de son poste une monarchie », estime Fifi Abou Dib qui rejoint la rédaction en 1987, quelques mois après la disparition de Dalida que MTA traînera jusqu’au bout comme un deuil personnel.

Exténuée par son auto-isolement progressif, l’ancienne luciole des nuits beyrouthines ne sort plus que rarement de son petit chez-soi qu’elle décore avec les cadeaux de ses vieux amis peintres et sculpteurs. Loin de l'atmosphère crispante d’un quotidien couvrant atrocités et accalmies, MTA, ses angoisses et ses bâtons salés trempés dans du whisky, invite ses collaborateurs et amis à lui envoyer propositions et papiers à domicile. « À mon avis, elle s’est suicidée toute sa vie au sens où elle a eu en permanence des comportements toxiques qui l’ont menée à sa fin. Elle a aimé la vie passionnément. Sauf qu’elle est devenue étroite, ne la contenait plus », dixit Fifi Abou Dib…

Alors que le pays qu’elle refuse catégoriquement de quitter se reconstruit au firmament de l’année 1990, Marie-Thérèse Arbid, 53 ans, poursuit ses timides activités de responsable culturelle à L'OLJ et se décide à ouvrir une galerie d’art dans le sous-sol de son immeuble suranné pour combler ses journées. Jusqu'à ce 27 janvier 1991 où elle meurt terrassée par une crise cardiaque dans sa cage d’escalier. Une mort prématurée qui alimente alors les rumeurs les plus folles dans ce royaume dont elle ne se voyait plus reine.

« Pour M-T., depuis le début de la guerre, le temps passait douloureusement, inexorablement », écrit son ami Marwan Hamadé au lendemain de sa disparition. « Tous ses titres, tous ses papiers n’étaient depuis que des auto-épitaphes. »


Dans une grande limousine blanche, deux femmes en tailleur pénètrent dans le quartier bouclé de Chiyah. Nous sommes en mars 1976 et depuis près d’un an, la guerre civile libanaise rompt un à un les fondements d’un pays déjà fragile.Au bord du véhicule aux vitres teintées, Marie-Thérèse Arbid et Irène Mossalli, seules rescapées du service culturel atrophié de L’Orient-Le Jour,...
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