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Parler - Lorient-Le Siecle

Le procès de la langue arabe : « traumatisés par le verbe »

Ce texte de Saïd Akl n’aurait probablement pas pu être publié en 2024. Parce qu’il y loue les mérites de la langue de l’« adversaire », l’hébreu moderne. Parce qu’il s’épanche sur la « détérioration de la race » arabe. Mais aussi parce qu’il examine un sujet tombé en désuétude : la réforme de la langue arabe. À l’époque, le débat est vif. À l’heure où le poète, dramaturge et philosophe libanais écrit ses lignes pour « Le Jour », la région est en pleine remise en question existentielle. Nous sommes le 7 décembre 1967. La défaite arabe de juin a durablement marqué les esprits. Dans une série d’articles, « Le Jour » entreprend d’explorer les « nouvelles options libanaises ». Ici, un plaidoyer pour une langue vivante (vraiment) nationale.

Le procès de la langue arabe : « traumatisés par le verbe »

Illustration Jaimee Haddad

Quand une langue est sclérosée, l’esprit agonise et c’est la fin d’une nation. Parce que l’arabe n’est plus une langue parlée, les peuples qui s’y rattachent sont atteints d’aphasie et courent, depuis 200 ans, à leur perte. L’agonie du verbe a été lente. Lente est aussi la détérioration de la race. La corrélation entre les deux phénomènes ne sera évidente qu’à partir du moment où les notions de langue parlée – et vivante – et de langue écrite – ou morte – auront été clairement définies. D’où la nécessité de cerner de près ces concepts, facteurs de la responsabilité du verbe dans la dégradation de 100 millions d’individus.

Confucius a dit : « La première chose que je ferais si j’étais au pouvoir, c’est de remédier au dérèglement de la langue. » Confucius n’ayant pas accédé au pouvoir, la chute de l’empire du Dragon a été ce que l’on sait. Descartes, Leibnitz et beaucoup d’autres se sont penchés sur la question de la langue et sur celle, distincte, de l’alphabet. Sans résultat. Seul Staline a compris le problème et l’a résolu. Refusant obstinément d’unifier les 140 dialectes en vigueur de l’Ukraine à la Mongolie, il a décrété que tous ceux d’entre eux qui étaient « parlés » étaient vivants, et qu’ils constitueraient de ce fait autant de langues officielles. Les langues écrites et non parlées (c’est actuellement le cas de l’arabe, du latin et du grec ancien) ont été supprimées. Quant aux idiomes, parlés mais non écrits, il a été décidé qu’ils seraient également écrits... et officialisés. Du jour au lendemain, l’URSS s’est trouvée dotée de 116 langues officielles. Résultat : une union réelle des républiques soviétiques, basée sur des données humaines et non linguistiques. Sur le plan des lettres, les 16 républiques de l’URSS ont édité, en 1966, 250 millions de volumes en 83 langues.

La corrélation entre le verbe et la pensée

Staline avait compris que la diversité des langues n’était pas un facteur de morcellement, bien au contraire. Il avait compris aussi qu’une nation ne peut s’accomplir que dans la mesure où le verbe correspond à la pensée, et que c’est dans les seules langues parlées que l’on est capable de produire des chefs-d’œuvre.

Empiriquement, on reconnaîtra une langue parlée d’une langue seulement écrite au fait que la première s’énonce couramment, comme elle s’étudie. Ce n’est plus le cas de l’anglais de Shakespeare, du grec ancien, de l’arabe. En évoluant, les langues engendrent une série de dialectes qui, peu à peu, les remplacent. Dans cette région du Moyen-Orient, le libanais, le syrien, l’égyptien, l’Irakien, etc. ont pris la relève de l’arabe. Lequel était maintenu par-devers et contre évolution et progrès, pour des raisons dans lesquelles nous n’entrerons pas. Des voix s’élèvent, aujourd’hui, contre cet état de fait. Celle du Dr Abdel Rahman Akouany en Égypte, celle de M. Anis Freiha et la mienne au Liban. Parviendront-elles à triompher de certains tabous et de l’inertie des dirigeants ?

Psychologie et nuances

Il naît, chaque matin, 136 mots nouveaux qui sont immédiatement captés et assimilés par les différentes langues parlées. Lesquelles, selon la définition devenue classique, sont des « sécrétions sociales ». L’intelligence s’exprimant par l’objet – façonné par la main – et par les langues, produit de l’organe qu’est la langue. Pour que l’arabe se saisisse à son tour des 136 mots précités, il faut recourir chaque fois à la Conférence des linguistes, autorité suprême en la matière. La procédure, trop artificielle, est inadaptable aux exigences du siècle. En définitive, la langue arabe adoptera moins de 10 pour cent des 49 640 mots forgés tous les ans de par le monde.

Ces mots, pour la plupart scientifiques ou techniques, ont d’ailleurs une résonance commune dans la plupart des langues. Pas en arabe toutefois : « psychologie » ne sera jamais adopté, ou s’il l’est, il sera tronqué en « sychologie ». « Nuance », jamais au grand jamais, ne sera assimilé, au motif que le mot n’existe pas dans la langue arabe et ne peut, pour des raisons phonétiques, être « capté ». Cette région du Moyen-Orient ignorera donc toujours ce qu’est une nuance, et sa faculté de penser se ressentira d’une telle lacune dans la mesure où le verbe est le véhicule et le support de l’esprit.

Un peu de linguistique

Une parenthèse, tant que l’on y est. À l’usage de ceux pour qui la linguistique est une science mystérieuse et qui sont en droit de se demander pourquoi il faut tronquer « psychologie » pour l’assimiler, et pourquoi la « nuance » nous sera à jamais étrangère. Les raisons sont les suivantes : pour le premier de ces deux mots, il ne peut exister en arabe un saken (syllabe muette) en début de mot.

Côté « nuance », l’impossibilité vient de ce que l’existence de deux saken au milieu d’un mot est une hérésie ; de ce que la langue arabe ne compte que trois voyelles, quand la plupart des autres langues en comportent cinq ou six ; de ce qu’enfin si langue d’al-Moutanabbi, pauvre en voyelles, l’est aussi en consonnes, celles-ci ne pouvant être combinées de manière à produire une « phonem » différent de celui qu’elles rendent quand elles sont employées seules.

Or, une langue parlée, un dialecte sont beaucoup plus riches en consonnes qu’une langue seulement écrite. C’est ainsi que le libanais a adopté le « p », le « v » et le « gué » qui n’existent pas dans la langue arabe. Il a fait siennes également cinq nouvelles voyelles, à savoir le « e », le « o », le « u », le « e » et le « a » (venant du fond de la gorge et guttural).

Le libanais, contrairement à l’arabe, a donc assimilé « psychologie » et « nuance », pour le plus grand profit de ceux qui le parlent.

Se prétendre à la pointe du progrès en acquérant les « objets » les plus récents sécrétés par la société moderne, sans adopter en même temps les langues produites spontanément par cette même société, c’est se condamner à une distorsion fatale pour l’esprit.

Garantie de non-progès

La langue arabe, donc, langue écrite par excellence, n’est plus viable.

Sur le plan quantitatif, elle est deux fois plus longue à apprendre, deux fois plus longue à prononcer et deux fois plus longue à écrire qu’une langue parlée.

On l’apprendra en 4 ans quand on apprend le français ou le libanais en 2 ; on y exprime une phrase donnée en 40 ou 60 secondes quand, cette même phrase, 20 ou 30 secondes suffisent à l’énoncer dans une langue parlée.

Il faut 8 syllabes en arabe là où il en faut 4 ailleurs ; un alexandrin fait 12 pieds en français ; 12 également s’il est traduit en anglais ou en égyptien ; 24, 26 ou 30 quand il passe à l’arabe.

Résultat : ce qu’on enseigne en une heure dans les écoles d’Occident en nécessitera 2 pour être inculqué aux adeptes de l’arabe. Il est assez curieux de remarquer, d’ailleurs, que quand 3 hommes de science, tous arabes, se rencontrent, ce n’est jamais dans la langue de leurs ancêtres qu’ils s’expriment. Elle est trop longue à manier, trop insuffisante et trop imprécise pour exprimer la science ; elle est une garantie de non-progrès.

Quantitativement invivable, l’arabe est également condamné en raison de son inadaptabilité sur le plan qualitatif. Une langue ancienne (qui n’est plus qu’écrite) est moins souple qu’une langue moderne (parlée) ; laquelle à son tour est moins malléable que le sous-produit qu’elle aura sécrété deux ou trois siècles plus tard et qui la remplacera si tout va bien.

Souplesse et malléabilité sont la caution de l’assimilation des mots nouveaux. Nous retrouvons ici ce que nous disions plus haut de l’adaptabilité des 138 mots qui naissent tous les jours à la vie et auxquels l’arabe demeure fermé. Plus longtemps nous resterons fidèles à ce vestige d’un passé révolu, plus rapidement le fossé se creusera entre nous et les autres peuples, entre nous et nos adversaires israéliens qui, pour être revenus à la langue hébraïque, n’ont pas pour autant remis en service l’hébreu d’Abraham. Leur langue est essentiellement vivante. Sous-produit du yiddish des ghettos, elle est sécrétée par la vie, s’accroît et se développe avec la vie.

Alors que nous, au siècle de l’atome et de la fusée, n’avons qu’un seul et même vocable, décidément bien désuet, celui du mouhandess pour exprimer à la fois l’ingénieur, l’architecte, l’atomiste et le géomètre.

Le « libanais » à la rescousse

Il est d’autant plus urgent de se ressaisir que l’on est au bord du gouffre. À défaut de pouvoir transformer la langue arabe en autant de langues qu’il existe de nations y rattachées par la seule tradition, toute personne ayant conscience de la gravité du problème ne peut que s’employer à sauver ses concitoyens du désastre. Un noyau de linguistes et d’hommes de bonne volonté se sont attelés à cette tâche, consacrant leur énergie à officialiser le libanais et à le substituer à l’arabe dans le pays. S’ils parviennent à s’acquitter de leur mission, ils auront réussi du même coup à régénérer la population et à lancer le pays sur la voie de l’adaptation au progrès puis de l’expansion.

Ces hommes de bonne volonté, parmi lesquels humblement je me compte, entreprennent à l’heure actuelle une révolution sur quatre fronts.

Ils se sont attelés en effet à traduire tous les chefs-d’œuvre de la littérature et de la poésie des origines à nos jours ; à les traduire en libanais (non en arabe), et en caractères latins. Mais un latin « phonétisé » où chaque caractère rend un « phonem » bien déterminé. Une langue est comparable, en effet, à un problème de géométrie ou d’arithmétique. Un 6 ou un 9 ne pouvant être qu’un 6 ou un 9, il n’y a pas de raison qu’un « x » soit susceptible, comme c’est le cas actuellement, de 7 prononciations essentiellement différentes. Pour ne citer que le « z » d’« exercice » le « x » d’« axe » et le « x » de « xénophobe ».

Dernière des quatre révolutions précitées, les traductions en question seront introduites, dès 1969, dans une série d’écoles secondaires, à l’usage de 15 000 élèves. Ce qui constituera la première étape de l’opération « libanisation ».

Quant à l’alphabet libanais, il comportera 36 lettres, rendant les phonems existants dans toutes les langues parlées du monde.

Si tous les hommes...

Dans la mesure où cet alphabet sera, par la suite, adopté partout, la compréhension entre les hommes s’en trouvera considérablement facilitée. De Beyrouth à la Terre de Feu et de Londres à Hong Kong, Shakespeare (en 11 lettres) se lira, s’écrira et s’énoncera « CEQSPIIR » (8 lettres). Plus d’une barrière s’en trouvera abattue dans les domaines scientifique, littéraire et humain.

Shakespeare ou CEQSPIIR, les Arabes dès lors ne sont plus seuls concernés. Disons simplement que plusieurs siècles après la découverte de l’alphabet, les descendants des Phéniciens pourraient être aujourd’hui à l’origine d’une nouvelle découverte qui révolutionnera le monde et vaudra à cette région du Moyen-Orient la considération, l’estime et la confiance qu’on lui a retirées.


Quand une langue est sclérosée, l’esprit agonise et c’est la fin d’une nation. Parce que l’arabe n’est plus une langue parlée, les peuples qui s’y rattachent sont atteints d’aphasie et courent, depuis 200 ans, à leur perte. L’agonie du verbe a été lente. Lente est aussi la détérioration de la race. La corrélation entre les deux phénomènes ne sera évidente qu’à...
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