« Envoyé spécial », énième du nom. La mission confiée à Jean-Yves Le Drian par le président français Emmanuel Macron est loin d’être nouvelle. Attendu au Liban mercredi, l’ex-chef de la diplomatie française doit s’entretenir avec les divers responsables politiques d’un pays qui ne parvient pas à se trouver de président depuis dix mois. Depuis des dizaines d’années, le Liban accueille ces émissaires envoyés par des grandes puissances pour prendre le pouls du jeu politique local et tenter de peser dans l'équation... Le plus souvent sans succès notable.
Avant l’atterrissage à Beyrouth de Jean-Yves Le Drian, revenons sur une chronologie, non exhaustive et en anecdotes, des « envoyés spéciaux » les plus notables qui sont passés au Liban depuis 1958.
1958 : Robert Murphy, l’équilibriste qui a amené Fouad Chéhab
Dans les années 1950, des tensions internes opposent les partisans du président Camille Chamoun, libaniste et pro-occidental, à l’opposition (essentiellement proche du raïs égyptien Gamal Abdel Nasser et favorable aux mouvements panarabes) qui lui reproche sa proximité avec les États-Unis. Nous sommes en pleine guerre froide et le rideau de fer s’étend jusqu’au Moyen-Orient, l’opposition à M. Chamoun étant favorable aux aides de l’URSS. En 1958, un sanglant conflit déchire le Liban, opposant les mouvements d’insurrection aux partisans de Chamoun. L’armée américaine intervient directement, une première au Moyen-Orient.
Après ces développements, Washington dépêche Robert Murphy pour exprimer au Liban le soutien américain à Fouad Chéhab, commandant en chef de l’armée, resté neutre durant le conflit. Et surtout celui de l’Égypte de Gamal Abdel Nasser, président de la toute nouvelle « République arabe unie » qui inclut la Syrie. M. Murphy rencontre Raymond Eddé, prêt à se porter candidat face à Fouad Chéhab, et l’informe de la décision de Washington. Il tire de sa poche un bout de papier et lui dit : « Vous allez être le premier à en connaître la teneur. » C’était un télégramme que venait d’envoyer Nasser pour signifier son soutien à Fouad Chéhab. Du tac au tac, Raymond Eddé lui répond : « Et vous, M. Murphy, serez le premier à connaître mon intention de présenter ma candidature à la présidence. » Même s’il savait que son échec était assuré face à cette entente américano-égyptienne, Eddé a maintenu sa candidature pour préserver le jeu démocratique.
Guerre civile : « bons offices » français et influence de Dean Brown
Au début de la guerre civile en 1975, la France dépêche deux émissaires, Maurice Couve de Murville et Georges Gorse, pour tenter de rapprocher les points de vue. Ils furent chargés de missions d'« amitié et d’information » et de « bons offices »... qui portèrent mal leur nom, vu leur échec à contenir les passions tristes d’un Liban qui s’enfonce dans le conflit.
« Ça n’a pas toujours fonctionné, les émissaires », se souvient l’analyste Nicolas Nassif, auteur de nombreux ouvrages sur le sujet. « Robert Murphy avait beaucoup travaillé et réussi, mais d’autres ont échoué », poursuit-il. Au début de la guerre civile, ce sont encore les médiations américaines qui aboutissent, plus que celles de la France. En 1976, Dean Brown, nouvel émissaire de l’Oncle Sam, tente de favoriser un rapprochement avec la Syrie et obtient un accord sur la candidature d’Élias Sarkis, qui sera élu par une majorité de 66 voix sur 99 députés.
1988 : l’échec de Richard Murphy
« Ce sera Mikhaël Daher ou le chaos. » Cette phrase, lancée par Richard Murphy à son retour de Damas, signe la position des États-Unis et de leur allié syrien de l’époque pour la présidentielle de l’été 1988, pour succéder à Amine Gemayel. Chargé d’une mission au Liban par le département d’État américain, le nouvel émissaire aura moins de succès que le Murphy de 1958.
Les poids lourds chrétiens du pays se dressent contre l’initiative américaine. « Nous ne sommes pas un protectorat américain ! » rétorque Michel Aoun, alors chef de l’armée, à Richard Murphy. Avec le chef des Forces libanaises, Samir Geagea, M. Aoun empêche les députés d’accéder au Parlement pour l’élection présidentielle, la rendant ainsi impossible.
2007 : Le style Kouchner n’opère pas
« Parfois, ce ne sont pas les émissaires qui font avancer les choses, mais les événements du pays. C’est ce qui s’est passé avec le 7 mai 2008 et Michel Sleiman », raconte Nicolas Nassif. Ce jour-là, des éléments armés du Hezbollah envahissent Beyrouth et la Montagne après une décision du gouvernement Siniora de saisir le réseau de télécoms privé du parti chiite et de démettre de ses fonctions Wafic Choucair, alors responsable de la sécurité de l’aéroport de Beyrouth et réputé proche de cette formation. « Avant ces événements, la candidature de M. Sleiman était bloquée. C’est ce qui l’a remise sur les rails », explique M. Nassif.
Auparavant, l’envoyé spécial au Liban Jean-Claude Cousseran et surtout Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères de Nicolas Sarkozy, avaient tenté de réconcilier les camps du 8 et du 14 Mars. « M. Kouchner est venu, il a rencontré le patriarche Sfeir, Nabih Berry... mais ça n’a pas fonctionné », raconte Nicolas Nassif. Le pays est resté plusieurs mois sans président après la fin du mandat d’Émile Lahoud.
« Les Français n’arrivent jamais à trouver d’explication sur pourquoi les Libanais n’arrivent pas à élire de président. Alors que les Libanais peuvent toujours citer une raison quelconque, poursuit l’analyste. Leur compréhension des enjeux n’est pas la nôtre. » Avec son style brut de décoffrage, Bernard Kouchner dénonçait ainsi avec insistance ceux qui bloquent l’élection présidentielle au Liban. Il allait même jusqu’à dire que « la France fera savoir au monde entier » qui est responsable de cette situation. Devant un parterre de journalistes, le sulfureux ministre lance : « Le Liban est un casse-tête, et vous Libanais, vous ne vous mettrez jamais d’accord entre vous ! » Realpolitik oblige.
Quel que soit l’émissaire, le même problème persiste, selon Nicolas Nassif. « Chacun lit à sa guise les déclarations des ambassadeurs. Le Libanais comprend ce qui l’arrange dans leur discours, et chacun y lit son propre intérêt. C’est exactement ce qui se passera avec Le Drian mercredi. » Bienvenue au nouvel émissaire dans l’impasse libanaise, et bon courage à lui.
On le répète à l’envi, et l’adage le dit très bien, ""les conciliateurs ne sont pas les payeurs"". Ils admettent leurs échecs, mais ne les assument pas. C’est au Libanais de s’entendre (mission impossible). Jouer au go-between pour se donner une bonne réputation à l’international, faire la navette diplomatique ne porte pas tellement de résultats, et l’article par l’historique des missions accordées, le montre bien. Au Liban, les coups d’éclat, les coups de baguette magique ça ne fonctionne, sauf que si les protagonistes le veulent bien, comme la signature de l’accord récent sur l’exploitation des hydrocarbures au sud… Peut-être qu'on donne à Mr Le Drian plus de chance qu'aux autres.
10 h 02, le 21 juin 2023