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Nos Lecteurs ont la Parole

Palmes de Tripoli, rose de Beyrouth : souvenir d’Oscar Niemeyer

Palmes de Tripoli, rose de Beyrouth : souvenir d’Oscar Niemeyer

La Foire de Tripoli, un chef-d’œuvre d’art contemporain conçu et signé Oscar Niemeyer. Anwar Amro/AFP

La restauration de la « foire » futuriste de Tripoli, conçue par Oscar Niemeyer, est parfaitement nécessaire et bienvenue, car elle prolonge dans le présent les beautés architecturales historiques de la ville.

Fragment de mémoire

En 1975, durant une trêve entre combattants drogués ou fous, je descendis au centre-ville comme tant d’autres de ses habitants, constater les dégâts subis, ou ce qui subsistait d’intact, dans Beyrouth, notre ville. J’ai toujours en effet ressenti une appartenance à Beyrouth.

Ayant atteint la branche de l’Étoile figurant le cœur du centre urbain, dépassant la grande mosquée Djami el-Omari, qu’on dit tantôt renfermer la tombe d’un chevalier croisé, d’autres fois un sarcophage contenant des restes de saint Jean-Baptiste, je me penchai, ramassai un lourd fragment de fioriture en relief sur pierre, irrécupérable mais qui parut entre mes mains comme une rose carbonisée. J’emportai chez moi la précieuse chose, où elle est restée jusqu’à sa disparition au cours de déménagements successifs. Que pouvait signifier cet objet de si particulier en somme ?

Le fragment de frise brûlée provenait d’une arabesque gravée en relief, agrémentant la succession d’arcades qui partent de la place de l’Étoile, projet devant atteindre dans l’espace de la ville, avant la malheureuse construction du Grand Théâtre, la Résidence des Pins. L’Étoile, je la savais ouvrage du cousin germain de ma grand-mère, Youssof Aftimos, architecte, urbaniste, ministre, poète, surtout héritier de traditions de construire ancestrales et diversifiées. L’art proprement libanais s’était constitué, selon ce que nous avait appris à l’université le directeur des Antiquités Maurice Chéhab, entre Deir el-Qamar et Obeï. Or cette première ville était le lieu de naissance de l’architecte, de ses grands-parents et aïeux détenant un savoir-faire plusieurs fois centenaire dans la construction.

Je m’attachai à ce morceau de pierre calcinée pour toutes ces raisons.

La mémoire de Beyrouth était-elle alors irrémédiablement perdue, impitoyablement implosée, le long de ces successives explosions de violence quasi volcaniques depuis avril 1975 ? Ce serait, huit ans plus tard, l’objet de débats entre civils et spécialistes, qui ne sont toujours pas clos.

Un architecte moderniste à Beyrouth

Mais deux ans plus tôt, en 1974, l’Étoile était encore intacte, et ce fragment d’arabesque m’aurait été inaccessible, même dans le plus invraisemblable des songes, sans son épreuve horrible de la traversée du feu. J’étais donc, en ce paisible milieu d’été, en compagnie de l’architecte de Brazilia, Niemeyer, invité officiel appelé à concevoir un nouveau siège du Parlement, que je guidais à travers les ruelles typiques des vieux souks, sous ces mêmes arcades, les lui désignant, les expliquant, y ajoutant le lien affectif qui me poussait à les lui montrer : c’était en effet, lui expliquai-je, un travail de « l’oncle Youssof », comme nous l’appelions en famille, dont la villa et le magnifique jardin devaient être remplacés plus tard par la tour aux noires fenêtres vitrées sans tain, appelée l’Aresco Palace. Nous avions depuis toujours habité à l’un ou l’autre des numéros de la rue Justinien, de sorte qu’enfant au moment de dormir sous mon « coucou », lui-même rentré sagement se coucher dans son chalet de bois, je voyais de mon lit, au-delà de la rue susdite, dans le salon du politicien Youssof Salem (1), une vieille dame en visite chez nos voisins qui me faisait de la main un signe de « bonne nuit ». C’était l’être affectueux que nous appelions « tante Rose », épouse de l’architecte-urbaniste de Beyrouth, mais aussi la fille de l’impressionnant Bechara Avédissian, l’architecte suprême du temps des Ottomans, également connu sous le nom de « Bechara el-Mouhandess », sinon de « Bechara el-Deb (l’Ours) », vu sa corpulence (due vraisemblablement à tous les dîners partagés avec les terribles maîtres de la ville de son temps), concepteur de la Résidence des Pins et du Petit Sérail.

Niemeyer me dit alors : « Nous avons eu tort, Le Corbusier et moi, de ne penser qu’aux ensembles, aux grandes masses rectangulaires ou triangulaires, de négliger les fioritures pouvant agrémenter le regard, comme cette frise d’arabesques que vous me montrez dans ce cœur de Beyrouth. Quant à moi, je refuse maintenant toute proposition de créer des villes nouvelles et ne veux plus m’occuper que de très petits, ou d’ensembles isolés, simples bâtiments et maisons. » Il me confiait son nouveau credo.

Une partie de mes obligations, jeune diplômé d’arts et d’archéologie, consistait alors à faire visiter aux invités – représentants officiels, ministres soviétiques, finlandais, yougoslaves ou roumains... – nos sites archéologiques les plus prestigieux, les leur faire comprendre d’une manière plus approfondie et précise qu’avec un guide habituel mandaté par le ministère du Tourisme. Nos ministres et députés ayant terminé leurs rencontres parfois brèves avec ces personnages officiels en mission politique, ils m’étaient en effet confiés, et j’apprenais beaucoup à leur contact. Dans ce cas, on m’avait gratifié deux jours durant de l’exceptionnelle compagnie de Niemeyer, pressenti pour créer un bâtiment neuf à l’Assemblée nationale, douze ans après sa conception de la Foire de Tripoli.

De toutes les rencontres que j’ai eu le privilège d’avoir, celle avec Oscar Niemeyer a laissé en moi un goût de profonde rigueur, de bon sens et de sérénité dont il semblait rayonner. Nos conversations tournèrent vite vers plusieurs sujets, entre autres philosophiques. Ainsi je lui confiai mon scepticisme religieux d’alors, ma conviction camusienne sinon existentialiste de l’absurdité de toute chose ; et comme je lui disais : « Il n’y a pas de vérité », « Si, me dit-il, il y en a une, c’est qu’il existe des gens qui exploitent et d’autres qui sont exploités. » Niemeyer parlait un excellent français sans accent.

J’invite les amis lecteurs à visiter le bâtiment de la Foire de Tripoli, conçu par lui en 1962, dont L’Orient-Le Jour ces derniers temps (2) n’a pas manqué de parler et de faire l’éloge, puisque désormais inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco.

Oscar Niemeyer (au centre) lors de sa visite à la Foire de Tripoli, en décembre 1966. Photo d’archives L’OLJ

Danse soufie à Tripoli

Dans mon cas, ce fut longtemps après ma rencontre avec Niemeyer que je découvris la bâtisse de la Foire dans la pureté de son dessin et son indubitable splendeur. Car il y eut une nuit, dans ce bâtiment même, une séance de derviches tourneurs venus d’Alep qui y accomplirent un impressionnant tournoiement mystique remontant au XIIIe siècle, inspiré du soufisme né au VIIIe. Du jamais-vu depuis un temps au Liban que ce mouvement giratoire des corps dansant la séma de Jalal ad-Dine Roumi telles des toupies, abolissant symboliquement leur être de chair, depuis une ultime séance qui eut lieu durant le mandat du président Chamoun, lorsque son épouse tint à faire connaître cette cérémonie philosophique et religieuse qu’elle admirait, destinée peut-être à s’éteindre, à des invités de marque. C’étaient des performances qu’accomplissaient encore dans les années 60 des derviches proprement tripolitains, qui durent clore enfin leur résidence moyenâgeuse des bords de la rivière Bou Ali.

Le rituel auquel il nous fut permis d’assister dans ce bâtiment à ciel ouvert de la Foire, de nuit, par des derviches venus d’Alep, fut sans conteste éblouissant. La nuit elle-même était merveilleusement étoilée. Surtout, au-dessus de nos têtes, étaient non pas un dôme, mais de minces palmes de béton ou de fer, véritable forêt nous emportant vers un passé malawite (3) spirituel, puis nous ramenant doucement au présent de la douceur de cette nuit exceptionnelle, qu’Oscar Niemeyer, toujours vivant à ce moment (il est mort à 105 ans en 2012), offrait aux spectateurs et par lequel il me sembla qu’il me faisait un signe amical par-dessus le temps.

Niemeyer aura donc vu le World Trade Center s’effondrer. Qu’a-t-il pensé, en ce cruel 11 septembre, de la « modernité » ? Il aurait fallu que quelqu’un notât ses réflexions.

La leçon de Niemeyer, Paul Andreu et l’architecture poétique

Impressionnante, il faut dire, allait être la plus récente rencontre à l’Alba avec Paul Andreu, architecte concepteur de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle comme de l’Opéra de Pékin de la place Tiananmen. On pouvait saisir là tout de suite qu’il s’agissait d’un poète, d’un peintre et d’un écrivain, introduisant dans sa vision et sa dynamique architecturale des éléments du rêve et de l’imaginaire, tels que répertoriés par le philosophe Gaston Bachelard : terre, air et eau. Tirant vraisemblablement la leçon de l’expérience positive et également négative de Niemeyer et de Le Corbusier en leur temps (de l’aveu de Niemeyer lui-même), Andreu a visiblement su renouer avec le passé, l’histoire et la mémoire. Il aura même tiré un gain, une leçon de la réussite toute poétique de la forêt allusive et infinie des palmiers stylisés de Tripoli.

Mais lui aura vécu un autre effondrement, qui dut le bouleverser puisque le concernant, celui en 2004 du terminal E50 destiné aux vols vers le Moyen-Orient, partie du grand ouvrage qu’il avait conçu à Roissy. Entre les quatre passagers morts figurait un Libanais. Le terminal futuriste ayant tenu à peine un an depuis sa mise en fonction, l’architecte en imputa l’accident, après cent conjectures externes, à une négligence de l’entreprise de construction qui n’aurait pas su renforcer comme il l’aurait fallu le béton du couloir tubulaire futuriste d’abord aisé et pratique pour les partants. J’en fus quelque peu attristé pour Paul Andreu qui nous avait paru à tous, lors de sa causerie de l’Alba, sympathique, chaleureux, modeste et inspiré, et voyait soudain s’écrouler un de ses joujoux de rêve devenu concret.

Quant à Tripoli, où s’enchaînent de merveilleux témoins architecturaux de l’époque mamelouke et de restes plus ou moins visibles de cultures diverses – phénicienne, grecque, persane, romaine, byzantine, islamique, croisée, ottomane ou française –, ce chef-d’œuvre d’art contemporain conçu et signé Oscar Niemeyer ne démérite pas.

Fady STÉPHAN

Archéologue, philologue, écrivain

(1) Demeure de particuliers devenue le centre d’expositions Dar el-Nemr.

(2) « L’Orient-Le Jour » du 26 janvier 2023.

(3) Le nom vient de Jalal ad-Dine Roumi, qu’on désigne toujours à Konya par l’adjectif honorifique de « mavlana ».

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

La restauration de la « foire » futuriste de Tripoli, conçue par Oscar Niemeyer, est parfaitement nécessaire et bienvenue, car elle prolonge dans le présent les beautés architecturales historiques de la ville.Fragment de mémoireEn 1975, durant une trêve entre combattants drogués ou fous, je descendis au centre-ville comme tant d’autres de ses habitants, constater les dégâts...

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