Chacun est certain de l’existence de son corps. C’est ce dont on ne doute pas, tant la certitude de nos sens atteste l’évidence de sa présence. C’est d’ailleurs par l’intermédiaire de son corps que le jeune enfant prend conscience qu’il existe dans le monde, même si au départ de la vie, le monde lui apparaît comme le simple prolongement indifférent de son propre corps : la conscience de soi naît à partir de cette frontière que je suis capable de tracer entre mon corps et le monde hors de lui, telle qu’à partir de cette limite, je puisse dire : « Ce n’est plus moi. Ceci n’est plus mon corps. » Cette confiance en la géographie du corps qui me rend sûr de mes limites et de la situation de mon corps au sein du monde est loin d’être définitive, et le corps présente ce paradoxe pour la pensée d’être à la fois ce à quoi nous croyons le plus facilement et ce que nous incriminons le plus volontiers, précisément parce que nous y adhérons trop vite. Dans cette mise en doute du corps, l’interrogation philosophique joue un rôle crucial.
Les philosophes tels que Socrate et Platon nous en ont proposé la figure durable à l’égard de ce qui s’affiche d’emblée avec trop de visibilité : le visible est trop souvent l’ombre de ce qu’il faudrait voir et le corps risque bien d’être l’arbre derrière lequel se dissimule l’essentiel.
Pourquoi précisément le corps ? Parce qu’il est là, parce qu’il s’interpose toujours entre moi et le monde, parce qu’il prétend toujours être l’intermédiaire nécessaire entre l’âme et les idées qu’elle désire contempler. L’expérience du corps se manifeste dès l’abord, cette fonction d’écran sur lequel viennent se projeter et s’inscrire les représentations. Le corps est donc pour le philosophe gênant. Il est parfois criminel, puisqu’il rive au sol, il crucifie dans la matière ce qui, par nature, aspire à l’immatérialité, l’idée. La philosophie déclare donc la guerre au corps en lui assignant des limites draconiennes : si l’âme ne peut faire autrement que de s’incarner, s’il faut bien passer par le corps, du moins que celui-ci soit discret, qu’il se fasse oublier, que la philosophie nous apprenne à nous en détacher.
Faut-il alors penser que le premier acte de toute pensée philosophique passe, comme le suggère Descartes, par la tentative de nier son propre corps ? Il y a, en tout cas, dans l’expérience du sujet qui parvient à s’appréhender comme pur esprit, qui s’affranchit, fût-ce de façon tout à fait dangereuse et provisoire, de l’arrimage au corps, un moment métaphysique essentiel et universellement partageable. L’expérience de mise entre parenthèses de son propre corps que Descartes relate, et que chacun peut revivre avec lui, ne le conduit pas à se représenter comme un pur esprit, éther sans demeure. C’est la possibilité d’un retour vers une terre finalement inconnue d’avoir été trop évidemment habitée : connaître son corps, savoir qu’il existe et où il existe, c’est accepter de faire le détour par l’instrument qui rend cette connaissance possible, l’esprit. C’est se rendre contre l’opinion que l’esprit est plus aisé à connaître que le corps, et à partir de là se mettre en chemin vers la reconquête de son corps.
Mais nous ne pouvons reconquérir que ce que nous savons situer et reconnaître. La philosophie saurait-elle d’avance les méfaits du corps sans être en mesure de le localiser et par là de le neutraliser ? L’expérience du corps passera donc par la recherche du lieu où il se rencontre : encore faut-il que le corps habite un espace précis et qu’il n’explose pas dans la totalité du monde où il se répandrait. La première situation de mon corps ne le fait-elle pas figurer tel un minuscule roseau, écrasé par l’univers tout entier ? Contre cette image, Bergson avance celle d’un corps coprésent au monde tout entier, corps immense et infini qu’il n’est possible de nier que par un repli absolu sur le moi inorganique et solipsiste.
C’est cette continuité du monde à travers l’étoffe du corps, de l’identité charnelle que Merleau-Ponty affirme de son côté contre une pensée séparatiste qui bornerait l’expérience du corps à la simple répétition de l’avènement du moi originel, à la redite de la coupure du monde et du corps. Il nous invite, par l’art et la peinture, à suivre notre corps dans son prolongement mondain, à le vivre et le ressentir au cœur des choses du monde auxquelles il participe. Le corps n’est plus alors cette enveloppe charnelle dont l’esprit s’entoure, mais l’immense matière du monde avec laquelle il tente de communier.
Nous ne saurions oublier pourtant la fonction individualisante que notre corps assure. Par le corps, je m’affiche et je m’affirme en face des autres comme celui qui est distinct de chacun d’entre eux. Et comme le relève Sartre, cette expérience est particulièrement troublante puisque je donne à voir par mon corps ce que moi-même je ne vois pas. C’est par l’entremise du corps que s’effectue la grande expérience de l’humanité, celle de l’amour. C’est à le contempler, à l’éprouver, à le subir que nous saisissons les âges de la vie. Il est le médiateur privilégié de nos passions, de nos joies comme de nos souffrances. Il s’impose désormais comme le point de passage de toutes nos expériences et non plus comme l’impasse d’une expérience qui dévaluerait toutes les autres. La philosophie nous conduit, en dévoilant le corps, à penser finalement le moyen de toutes nos découvertes.
Entre corps physique, biologique, anthropologique, entre corps et âme, entre l’image du corps idéal ou symbolique, se jalonnent nos expériences existentielles pour aboutir à la beauté, l’amour, la santé et la sagesse.
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Platon a parlé sur l’âme, très intéressant
17 h 26, le 26 avril 2024