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Culture - Conférence

Et si l’on restaurait le Liban comme on restaure une œuvre d’art ?

À l’initiative de sa nouvelle directrice Karina el-Hélou, le musée Sursock a abrité jeudi soir une présentation autour de la restauration des œuvres d’art endommagées par la double explosion au port de Beyrouth le 4 août 2020.

Et si l’on restaurait le Liban comme on restaure une œuvre d’art ?

Photo avant et après le travail de restauration du « Portrait de Nicolas Sursock (1926-1930) » de Kees Van Dongen. Centre Pompidou/Bertrand Prevost

Le 4 août 2020, une double explosion a secoué la ville de Beyrouth. Aux plusieurs milliers de victimes, s’est ajoutée la destruction de dizaines de milliers de bâtiments. Ce jour-là, ce ne sont pas seulement les lieux et les projets qui ont explosé, mais aussi les rêves des Libanais et leurs espoirs d’un changement impulsé par les mouvements de révolte du 17 octobre 2019.

L’explosion fait sombrer un peu plus un pays déjà au bord du gouffre. Le monde de l’art et de la culture n’est pas épargné, lui aussi au bord de l’effondrement en raison des dégâts considérables qui paralysent l’activité culturelle. C’est tout un patrimoine, un héritage, une vie (culturels) qu’il faut reconstruire et préserver.

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Le musée Sursock, dont les murs et les plafonds conservent encore les stigmates de la déflagration, encore lui-même en restauration jusqu’au printemps de l’année prochaine, organisait jeudi soir une conférence publique : « Restoring Artworks after August 4, 2020 » (Restaurer les œuvres d’art après le 4 août 2020). À l’initiative de la directrice fraîchement nommée Karina el-Hélou, l’intervention, axée sur les défis et les difficultés rencontrés lors de la restauration des œuvres du musée, était aussi l’occasion de faire découvrir le métier de restaurateur, une profession peu célébrée, cruciale pour la préservation et l’entretien des collections.

Comment devient-on restaurateur ?

Les invitées, Véronique Sorano-Stedman, spécialisée dans la restauration d’art moderne et contemporain, Caroline Gelot, en arts graphiques et livres, et Kerstin Khalifé, en peintures et sculptures polychromes, ont toutes les trois participé à la préservation des œuvres endommagées du musée Sursock. Lors de la conférence, elles expliquaient le processus de restauration suite aux événements qui ont marqué le Liban il y a un peu plus de deux ans, en partageant leurs approches et méthodologies selon les spécificités de leurs médiums.

Mais comment devient-on restaurateur… « Est-ce qu’on commence peintre, conservateur, historien ? » leur demandera la nouvelle directrice.

Véronique Sorano-Stedman avait toujours aimé dessiner. Portraitiste fascinée par la matière, préoccupée par le rapport entre la technique et le résultat, c’est sa quête de compréhension de la réalisation des œuvres qui l’aura amené à essayer de percer les mystères de la création à travers la restauration.

Au cours de ses études en art, Caroline Gelot ne se trouvait pas assez créative pour devenir artiste. Mais ses capacités manuelles pouvaient pleinement s’exprimer dans l’exercice de ce métier aux applications variées, où chaque travail, unique et sans science exacte, requiert des capacités d’adaptation et de… créativité.

Kerstin Khalifé a toujours eu un attrait particulier pour la science et les arts. Elle qui confiera aimer prendre soin des choses, estime que « la restauration permet de prendre soin des choses qui ne nous appartiennent pas ».

La restauratrice, Kerstin Khalifé qui stabilise l’œuvre d’art au musée Sursock, avant qu’elle ne soit envoyée au Centre Georges Pompidou. Rowina Bou Harb/Sursock Museum

Comment restaure-t-on une œuvre d’art… et un pays ?

Véronique Sorano-Stedman est chef du département de conservation-restauration des œuvres modernes et contemporaines au Musée national d’art moderne Centre Georges Pompidou à Paris. Elle a travaillé à la restauration de plusieurs tableaux endommagés par l’explosion, dont le Portrait d’Odile Mazloum (1967) de Cici Tamazeo-Sursock, et Consolation (1970) de Paul Guiragossian.

Mais c’est par son travail sur le Portrait de Nicolas Sursock (1926-1930) de Kees Van Dongen qu’elle commencera son intervention lors de la conférence : « Voici la déchirure telle qu’elle est apparue après l’explosion. »

L’entaille, tout en longueur, traverse la toile et atteint le visage du fondateur du musée, en pleine tête. Cette longue cicatrice, la restauratrice nous explique comment elle l’a fait disparaître, pour réussir à ramener le tableau à la vie. Les procédés et étapes de restauration, ainsi que le vocabulaire employés par Véronique Sorano-Stedman, jouent comme des métaphores. Sans avoir été évoqués par cette dernière, les parallèles entre la restauration du portrait de Nicolas Sursock et ceux nécessaires pour réparer le Liban, le pays de l’ancien collectionneur d’art, sont frappants.

Elle commence par informer l’audience de la complexité de cette déchirure, où suite à l’explosion, les fibres de la toile avaient été très déformées... Ainsi, le premier travail a d’abord été d’éviter que ces déchirures ne s’aggravent, en protégeant le tableau par un pansement au niveau de ses traumatismes. Pour protéger la face peinte, en raison de l’utilisation d’une peinture sensible à l’humidité, le tableau avait été pansé par l’arrière avant d’entamer le travail de restauration au Centre Georges Pompidou.

Savoir-faire

Au Temps brodé, le fil est force

Ensuite, la restauratrice explique qu’il a fallu démonter la toile de son châssis, de sa structure, pour pouvoir couper les fils qui étaient trop longs, afin de remettre avec délicatesse en place ceux qui retrouvaient tout doucement leur emplacement et leur forme originels…

S’en suit un travail minutieux qui requiert patience et précision, avec une modification par l’arrière, grâce à un collage qui affine les cicatrices jusqu’à les faire disparaître.

À la suite de plusieurs tests, de l’utilisation de plusieurs techniques et matériaux, la restauratrice a fait le choix de celle-ci. À l’aide d’un « papier japon » qui apportera plus de légèreté, mais aussi plus de rigidité, elle superposera plusieurs couches de ce papier extrêmement fin en suivant le type de déformation, en s’adaptant à l’importance de la déchirure, en n’hésitant pas à apporter plusieurs couches si besoin se fait sentir.

Une fois ce travail terminé, la déchirure sera mise à plat pendant le séchage. Le tableau demeurera ainsi, entre une table en métal et des aimants, protégé par une feuille en carton afin de maintenir une tension jusqu’à ce qu’il retrouve sa forme. Le remontage de la toile sur son châssis, qui lui redonnera sa structure, a été rendu possible grâce à l’utilisation d’un adhésif, car les bords du cadre avaient été coupés.

Il y aura ensuite une étape de nettoyage, nécessaire pour retrouver une solidité structurelle homogène et faciliter les étapes de futures restaurations.

La dernière étape, celle de réintégration, est tout aussi chromatique que structurelle. Ici, il ne s’agit pas de faire complètement disparaître l’incident, mais de réussir à mieux l’intégrer, grâce à une technique dite « illusionniste », qui permet de réparer les cicatrices lorsque les déchirures sont mal placées et que les retouches attireraient l’œil si elles n’étaient pas parfaitement réalistes.

Ainsi, un mastic est posé puis travaillé pour réussir à retrouver les impacts du pinceau de l’artiste, les petits reliefs et les creux sur le tableau originel. Une peinture différente est utilisée afin de protéger l’œuvre de l’humidité à laquelle elle est sensible. Le liant différent de cette nouvelle peinture permettra, suite à l’application d’un vernis, au tableau de retrouver son harmonie d’avant.

Comme en témoignent les photos, les déchirures et les cicatrices causées par l’explosion du 4 août ont entièrement été intégrées à la nouvelle œuvre… Il y a dans ce travail de restauration des œuvres du musée Sursock, comme un message pour le pays du Cèdre.

Le 4 août 2020, une double explosion a secoué la ville de Beyrouth. Aux plusieurs milliers de victimes, s’est ajoutée la destruction de dizaines de milliers de bâtiments. Ce jour-là, ce ne sont pas seulement les lieux et les projets qui ont explosé, mais aussi les rêves des Libanais et leurs espoirs d’un changement impulsé par les mouvements de révolte du 17 octobre 2019....

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