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Culture - Livre

Danny Ingea Mallat : pour sa mère, pour sa fille, pour ne pas oublier Beyrouth

À travers son premier roman autobiographique « Dans ma tête, un couloir » (éd. Complicités), Danny Ingea Mallat trace un portrait croisé entre son histoire et celle de Beyrouth, depuis la guerre de 1975 et jusqu’au maudit 4 août 2020. Un portrait illuminé par le spectre de sa mère à laquelle elle rend un poignant hommage et qui irradie de la lumière de sa fille, tout en étant rythmé par cette angoisse qui lui colle à la peau et qui reste la plus belle preuve d’amour...

Danny Ingea Mallat : pour sa mère, pour sa fille, pour ne pas oublier Beyrouth

Danny Ingea Mallat se décrit comme une « boudeuse, baroudeuse, mais au fond j’adore rire ». Photo DR

En guise de préambule, il conviendrait d’admettre que cet article n’a pas été rédigé avec une entière impartialité journalistique, Danny Ingea Mallat étant une collègue au sein de ce journal, mais aussi et avant tout une amie de longue date. Ces raisons ne sont pas pour autant celles qui nous ont conduit à avoir un coup de cœur, et en même temps un sacré coup au cœur, à la lecture de son premier roman autobiographie Dans ma tête, un couloir, qui vient de paraître aux éditions Complicités. Avoir connu Danny Ingea Mallat de près, autant dans les couloirs de la rédaction de L’Orient-Le Jour que ceux de la vie, nous permet en revanche de confirmer à quel point cet ouvrage lui ressemble. Pudique, lorsque l’autrice se cache derrière sa frange de toujours ; franche jusqu’au bout de ses griffes qu’elle n’hésite pas à sortir comme toute mère et amie louve, elle qui se décrit et qu’on décrit comme « boudeuse, baroudeuse, mais au fond j’adore rire ». Et puis fondamentalement sincère, comme ses mots qui semblent parfois lui échapper, la dépasser. Écrit avec le cœur et les tripes, avec une troublante porosité des sentiments, ce sont sans doute cette sincérité, cette franchise ; en somme la vérité de Dans ma tête, un couloir qui font que ce livre est à la fois tissé de choses simples, parfois ténues, mais qu’étrangement, il finit par contenir l’histoire de bien de femmes libanaises.

Un roman écrit avec les tripes et le cœur. Photo DR

Orpheline de carrefours

Bien que Danny Ingea Mallat ait participé à de multiples ateliers d’écriture, bien qu’elle dévore des livres avec la gourmandise d’une petite fille qu’elle est encore (quelque part), ces livres qu’elle considère d’ailleurs comme des « visas de sortie, des issues de secours » ; bien qu’elle écrive pour ces pages depuis voilà 7 années, le déclic de l’exercice d’un roman lui est survenu après ce maudit 4 août 2020 dont le récit occupe les premières pages du roman. « On ne peut pas avancer sans nourrir la mémoire », dit-elle à ce sujet. Ce 4 août là, à l’instant où tout a basculé, Danny Ingea Mallat prend sa fille Charlotte dans ses bras, au milieu du monde qui leur tombe dessus et elle a tout d’un coup l’impression, telle le raconte-t-elle dans son livre, de devenir sa mère, de rejoindre soudain le couloir de sa maison d’enfance où la famille et les voisins se réfugiaient « machinalement » au moment des bombardements, parmi les tapis enroulés, les bougies que sa mère gardait éternellement allumées, les lampes Lux et les matelas constellant le sol. Du 4 août 2020, l’autrice remonte le temps pour revenir donc à cet appartement de l’immeuble familial, l’immeuble Ingea et plus particulièrement ce couloir qui est à la fois le décor, le sujet et la matière de ce livre. Et de souligner : « Ce couloir a façonné la trame et mon écriture. En commençant ce livre, j’ai simplement voulu parler de ce qui était beau et pesant dans ma vie. Et ce couloir-là, en plus d’avoir occupé une place cruciale dans ma vie, tout le long des années de guerre, symbolise d’une certaine manière le parcours de ma vie, moi qui ai toujours eu l’impression d’avoir été orpheline de carrefours, et donc de choix. Ce couloir, c’est cette enfilade de portes que j’ai tour à tour ouvertes, avec, derrière, des joies, des rencontres qui ont changé le cours de mon existence, et aussi des peines. » Derrière ces issues où l’autrice nous invite donc à faire intrusion, il y a donc cet appartement qui bascule en 1975 dans l’horreur, d’autant plus que Danny Ingea Mallat n’est pas seulement une fille de la guerre, mais elle est surtout une fille de la ligne de démarcation, l’immeuble familial étant situé sur la rue Abdel Wahab qui, à l’époque de la guerre, servait de tracé entre les adverses Beyrouth-Ouest et Beyrouth-Est. En replongeant dans cette période que Ingea Mallat desquame avec sa plume, et jusqu’au détail le plus infime, le plus intime ; et puis avançant jusqu’au 4 août 2020, ce sont les transformations de Beyrouth – celles visibles entre une nuit de bombardements et un matin d’accalmie –, mais aussi les autres, plus sournoises, « Beyrouth abandonnée de tous », qui sont cartographiées. Et au final, en parcourant avec l’autrice ce couloir de la vie, à mesure que l’écriture-même de la romancière évolue, mûrit et grandit avec elle, on a l’impression de voir se tracer un portrait intime, personnel de la ville qui s’entrelace avec son autoportrait.

Danny Ingea Mallat n’est pas seulement une fille de la guerre, mais elle est surtout une fille de la ligne de démarcation. Photo DR

Les racines de l’angoisse

Derrière les portes de ce couloir, il y a aussi, surtout ce spectre irisé, presque illuminé d’un halo, qui est celui de sa mère Jacqueline, sans l’ombre d’un doute le personnage principal de ce récit et qui transforme Dans ma tête, un couloir en un hommage qui déchire le cœur. Quand Danny Ingea Mallat décrit ses doigts, son odeur, sa manière de s’habiller ou de porter le monde sur le dos, sa manière d’être hors du commun en étant à la fois tellement simple, avec « son cœur en torche », puis sa mort, on a l’impression que chacun de ses mots dégouline d’une matière jamais larmoyante, mais qui ressemble à des larmes. À tel point que par moments, on semble qu’elle a du mal à faire contenir son immensité dans les pages du livre. Derrière les portes de ce couloir, il y a des amis, cette armée, qui à chaque fois qu’elle se pensait seule dans ce tunnel, lui ont été une armée, un salut. Il y a les hommes qui ont rythmé sa vie, Wadih, au village de sa grand-mère auquel elle livre un passage d’une infinie poésie, « Bel Ami » qui arrachera « la fille au jeans rapiécé de la banalité de son quotidien » puis, le croyant invincible, finir par mourir dans ses bras, sur une piste de danse. Julien, l’homme avec lequel elle « a oublié d’être épouse », puisque c’est avec lui qu’elle a eu sa fille Charlotte, « le moment où ma vie a finalement trouvé un sens » dit-elle, puis Robin avec qui elle se redécouvre femme. Il y a des morts, des fauchés par des francs-tireurs, des morts sur scène, des disparus dans des couloirs d’hôpital, sa tante Mona, sa mère puis son amie Rim, qu’à travers son écriture elle réussit à rendre éternels. Il y a aussi, partout, de la lumière et beaucoup d’humour. Et cette lumière-là, elle prend le nom de Charlotte. Charlotte sa fille pour qui ce livre semble avoir été cousu au fin fil d’or et qui donne l’impression, avec ses 48 cm à la naissance, d’occuper tout l’espace du livre, comme celui de la vie de Danny Ingea Mallat. Fille qui devient mère, mère qui redevient tout d’un coup petite fille, toutes ces métamorphoses de l’autrice qui se déploient au fil des chapitres, entre Beyrouth puis un exil parisien puis un retour à Beyrouth, sont enveloppées d’un élément essentiel qui sous-tend et complexifie le livre comme la vie de Danny Mallat : l’angoisse. « Celle qui allait m’accompagner toute ma vie n’avait pas de corps mais juste un nom, l’angoisse », écrit-elle. D’ailleurs ce livre aurait pu s’appeler Anthologie de l’angoisse. L’angoisse des longues heures passées en « thérapie aquatique », lorsque enfant, elle s’enfermait dans la salle de bains et faisait couler l’eau en attendant la surprise d’entendre ses parents rentrer. Le passage est particulièrement poignant. L’angoisse des abris et des flashes info de Charif el-Akhaoui. L’angoisse de l’absence, du silence, de la mort à répétition. Et puis l’angoisse de la maternité que Ingea Mallat détaille avec un humour dont on sent qu’elle ne s’en rend même pas compte. Cette angoisse qui, au final, devient la plus belle promesse d’amour. D’ailleurs, Danny Ingea Mallat termine chacun de ses chapitres par une formule du genre : S’il fallait changer quelque chose, s’il fallait regretter quelque chose, s’il fallait faire perdurer une chose. Aujourd’hui, si l’on se permet d’en rajouter une, ce serait : S’il fallait être sûr d’une chose : du sourire de sa maman Jacqueline en lisant, de là où elle est, le roman de sa fille.

*« Dans ma tête, un couloir » de Danny Ingea Mallat, aux éditions Complicités. Signature lundi 19 décembre, au café Urbanista, Librairie Antoine, ABC Achrafieh, de 17h à 20h.

En guise de préambule, il conviendrait d’admettre que cet article n’a pas été rédigé avec une entière impartialité journalistique, Danny Ingea Mallat étant une collègue au sein de ce journal, mais aussi et avant tout une amie de longue date. Ces raisons ne sont pas pour autant celles qui nous ont conduit à avoir un coup de cœur, et en même temps un sacré coup au cœur,...

commentaires (3)

Bravo cousine

fattal etienne

11 h 33, le 19 décembre 2022

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Commentaires (3)

  • Bravo cousine

    fattal etienne

    11 h 33, le 19 décembre 2022

  • Superbe article …Beaucoup d’émotion ….Bravo Gilles …!!!Il décrit si bien Danny …,Hâte de lire ce livre dans lequel je suis sure de revivre plusieurs situations pour avoir bien connu physiquement ce couloir …Et tout le reste ♥️

    Naccache Dolly

    11 h 29, le 17 décembre 2022

  • Touchant, troublant et magnifique préambule… tous mes respects à Danny!

    Bachour Wadih

    09 h 56, le 17 décembre 2022

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