
Le leader druze Walid Joumblatt. Photo d'archives/AFP
Depuis qu’il a tendu la main au Hezbollah, Walid Joumblatt fait couler beaucoup d’encre. Tous les observateurs s’activent à décrypter les motifs de cet énième recentrage du leader druze en cette période cruciale pour le Liban, à quelques semaines de la présidentielle, mais aussi à la lumière des récents développements régionaux. Dans un entretien exclusif accordé à L’Orient-Le Jour, le leader de Moukhtara raconte les coulisses de son entretien jeudi dernier en sa demeure à Clemenceau avec deux figures de proue du Hezbollah, Hussein Khalil, bras droit de Hassan Nasrallah, et Wafic Safa, responsable du comité de coordination au sein du parti chiite. Il braque surtout la lumière sur ses intentions véritables et sa vision politique pour la période à venir.
Le Hezbollah pense que l’échéance présidentielle (prévue à partir du 31 août) risque d’être retardée du fait des complications en vue. Partagez-vous cette lecture ? Votre récente réunion avec deux cadres du Hezbollah visait-elle à aplanir le terrain ?
C’est vrai. J’ai amorcé cette initiative parce le Hezbollah est une composante principale du pays et on ne peut pas l’écarter. Ce serait absurde. Pour ce qui est de la complexité de l’échéance, j’ai posé plusieurs questions à mes interlocuteurs pour qu’ils les transmettent au secrétaire général Hassan Nasrallah. Je n’ai pas encore obtenu de réponse. J’ai exprimé entre autre mon souhait que l’élection se tienne en temps voulu. Le simple fait que Hassan Nasrallah ait appelé dans une de ses récentes déclarations à mettre sur pied un gouvernement doté des prérogatives nécessaires, je conclus qu’effectivement l’élection présidentielle risque de prendre du temps.
Vous vous attendez donc à ce qu’il y ait des embûches ?
Oui, étant donné que l’obstacle principal ce sont le président Michel Aoun et le chef du Courant patriotique libre Gebran Bassil qui ne vont pas faciliter les choses. Le fait aussi que le Hezbollah leur doit beaucoup pourrait également affecter le processus. Ce duo nous a imposé une lourde taxe. À ce sujet, je contredis totalement l’avis du chef des Forces libanaises Samir Geagea qui a qualifié Michel Aoun de « président faible ». Si en étant faible, il nous a fait autant endurer, que serait-ce alors s’il était fort ?
Samedi depuis Dimane, Gebran Bassil a prévenu que personne ne pourra « lui imposer un président ». Vous sentez-vous concerné par ces propos ?
Je ne sais pas. Le problème est que Gebran Bassil continue à s’imposer dans tous les domaines, non seulement au niveau de l’échéance présidentielle, mais aussi et je dirais surtout au niveau du ministère de l’Énergie. Il bloque la mise en place de l’autorité de régulation de l’électricité (une institution indépendante chargée, entre autres, de fixer les tarifs et de superviser les contrats avec le secteur privé pour la production et la distribution d’électricité, NDLR) exigée par la communauté internationale dans le cadre des réformes. Et quand bien même cette autorité serait mise en place, il y a un risque qu’elle soit paralysée par les hommes de Gebran Bassil. C’est le pouvoir que ce dernier détient.
Tout ce que j’essaye de faire c’est de dissocier les grands dossiers – comme la question des armes du Hezbollah ou la question des frontières à l’instar du problème de Chebaa – des questions de réformes et de redressement économique qui sont bien plus importants pour l’heure. Même si demain il y a accord avec Israël sur la délimitation de la frontière maritime, Gebran Bassil va poursuivre sa politique de paralysie. Sans la mise sur pied d’une société nationale pour gérer le secteur et sans un fonds souverain pour le pétrole, il aura un contrôle sur les sociétés concernées. Tous les pays qui ont un minimum de respect pour leur fonds souverain, à commencer par la Norvège, en passant par le Koweït, l’Arabie saoudite ou l’Algérie jusqu’en Iran, ont leur société nationale.
D’après les informations qui ont filtré de votre réunion avec Hussein Khalil et Wafic Safa, il semble que vous favorisez un président consensuel ?
Non, pas du tout. Ce que j’ai dit devant mes interlocuteurs c’est que nous ne voulons pas de présidents marqués politiquement. Essayons de trouver un président capable de gérer la crise mais qui ait aussi un background économique et financier.
Vous préconisez donc l’avènement d’un profil technocrate ?
Oui, mais avec toutefois un background politique sans qu’il ne soit nécessairement issu d’un parti quelconque.
Le Hezbollah accepterait-il un technocrate selon vous ?
Je ne sais pas. J’ai posé plusieurs questions à Hussein Khalil. Il ne m’a répondu que sur un seul point : à savoir que le contentieux sur le tracé de la frontière maritime n’est en aucun cas lié aux pourparlers en cours sur le nucléaire iranien. Mais pour les autres questions, il doit les soumettre au secrétaire général du parti avant de me répondre. Mais à mon avis, le Hezbollah pourra tolérer un président technocrate ou rassembleur tant que celui-ci ne va pas tenter de faire de la provocation et s’amuser à ressusciter les questions litigieuses à l’instar de la mise en œuvre de la 1559 (cette résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, adoptée le 2 septembre 2004, demande entre autres « le désarmement et la dissolution de toutes les milices » et « l’extension du contrôle du gouvernement libanais sur tout son territoire, NDLR). Cela ne veut pas dire qu’il faut cesser d’en parler, même si je pense que cela ne sert pas à grand-chose car leur mise en application ne relève pas de nous. Encore une fois, il faut dissocier les grands problèmes de ce qui est plus urgent. Essayons d’abord de régler le problème de l’électricité, celui de l’approvisionnement en mazout, de réduire le chômage, de restructurer les banques et d’adopter les réformes exigées par le FMI pour arrêter l’effondrement. Il reste encore à peu près 10 milliards de dollars de réserves. Qu’attendons-nous pour freiner cette chute vertigineuse ? D’ailleurs je crois que le Hezbollah n’est pas loin de cette logique parce qu’il ne pourra pas assumer la responsabilité de l’effondrement général.
Selon vous, le leader des Marada Sleiman Frangié peut-il être considéré comme un président rassembleur ?
Personnellement, je n’y crois pas.
Pour quelle raison ? Du fait de son alliance avec le Hezb ou de sa proximité avec le président syrien Bachar el-Assad ?
Les deux à la fois. Mais cette décision reviendra au final au bloc du Rassemblement démocratique (dirigé par Taymour Joumblatt, NDLR) qui prendra la position qu’il estime pertinente. Je connais bien Sleiman Frangié le grand-père, il était notre allié. Je connais bien le petit-fils aussi. Mais je dirai que ses relations particulières avec Assad pourraient constituer un obstacle.
Avez-vous passé en revue lors de cette réunion avec le Hezb des noms de présidentiables politiquement marqués et qui doivent être écartés ?
Non, nous n’avons pas évoqué des noms, mais seulement le principe. Je préfère qu’on ne parle pas de noms.
Allez-vous suggérer des noms de présidentiables ?
Non je n’oserai pas. Je serai taxé de traître. Samir Geagea a parlé de traîtrise dans sa conférence de presse lundi dernier (au cas où l’opposition ne parvient pas à s’unir derrière un seul candidat, NDLR). C’est devenu un mot facile chez lui.
Les ponts sont-ils coupés entre vous et les FL ?
Pas du tout. Mais j’ai mon opinion et eux la leur. Je ne partage pas leur avis sur le fait que le futur chef de l’État doit être un président de défi. J’adresse la question à la nouvelle majorité, qui inclut les 13 députés de la contestation et qui, comme moi, ont résisté à la pression de l’axe irano-syrien. Allons-nous être capables de nous réunir autour d’un programme unique ? C’est cela la véritable question à poser. Car si d’ici à début octobre l’opposition reste fragmentée comme elle l’est actuellement, que pouvons-nous faire alors que le camp opposé est uni et soudé et peut facilement élire son président ?
En tendant la main au Hezbollah, vous espérez quand même attirer des composantes de l’opposition ?
C’est un dialogue que j’ai entamé avec le Hezbollah. Malheureusement nous avons des illuminés dans ce pays qui refusent tout dialogue et je ne suis pas d’accord avec eux.
Pourquoi avez-vous dépêché votre fils Taymour chez le patriarche maronite ?
Nous sommes sur la même longueur d’onde avec Mgr Béchara Raï. Il est en faveur du dialogue parce qu’il comprend la complexité des problèmes libanais. Je ne l’avais pas prévenu d’avance de ma réunion avec le Hezb. Taymour est allé chez lui pour lui faire part du principe de la nécessité de dialoguer. Même si nous avons des divergences fondamentales avec le Hezbollah, encore une fois nous ne pouvons l’exclure du dialogue. Quand de grandes puissances discutent entre elles – l’Iran et les USA à travers l’Europe, l’Arabie saoudite et l’Iran à Bagdad – n’avons-nous pas le droit au Liban de dialoguer entre nous ?
En vous exprimant contre la neutralité pourtant prônée par le patriarche, pensiez-vous faire un clin d’œil au Hezbollah ?
Ce concept avait été élaboré dans les années 50 par Raymond Eddé (ancien chef du Bloc national). Kamal Joumblatt, mon père, n’était pas loin de cette logique. Puis il a changé d’avis quand il y a eu l’invasion tripartite (France, Grande-Bretagne, Israël) de l’Égypte en 1956. Ce concept ne peut s’appliquer au Liban alors que les violations contre les Palestiniens et contre notre territoire par Israël se poursuivent. Cela n’a rien à voir avec le Hezbollah. Je ne crois pas moi-même à ce concept, et cela depuis des décennies. L’invasion russe de l’Ukraine a mis fin à la neutralité de deux pays, la Finlande et la Suède. Il n’y a plus que la Suisse qui est neutre aujourd’hui. On peut évidemment continuer de parler de neutralité, mais c’est quasiment impossible de l’appliquer lorsqu’il y a un monstre qui s’appelle Israël.
Pourquoi ne pas envoyer Taymour chez Samir Geagea ?
Je ne crois pas qu’il ira chez lui. Qu’il aille aussi chez Michel Aoun tant qu’on y est. Après tout c’est Samir Geagea qui a contribué à l’élection de Michel Aoun...
Merci pour la censure.
15 h 49, le 18 août 2022